De la servitude au don : une autre forme de relation fournisseurs-consommateurs

Et si, en tant que consommateur, on avait le moyen de dire ce que l’on pense, quand on le veut, comme on le veut ? Et si ainsi, les fournisseurs tendaient des micros pour écouter cette mélodie formée par les voix de leurs clients ?

Chacun est constamment sollicité pour évaluer en quasi temps réel ses interactions avec des services, des produits ou des personnes. Cette forme de relation est souvent perçue comme envahissante et comme peu appropriée [1].

À l’opposé, lorsque l’on a quelque chose à dire de spontané, une idée ou une expérience à remonter, on a une forte envie de s’exprimer, mais rarement le moyen de le faire.

Ainsi, en dehors de l’expression à chaud sollicitée, basée sur la contrainte et la servitude, existe une autre forme de relation qui ne demande qu’à se développer : l’expression à chaud spontanée, fondée sur la nécessité et le don.

L’expression à chaud sollicitée : « c’est pour un sondage ! »

J’ai utilisé un produit ou un service, j’ai eu un échange marchand avec un fournisseur, ce fournisseur veut alors que je m’exprime à chaud pour savoir comment j’ai vécu cette interaction, par rapport à des critères qui lui sont propres et qu’il me propose sous la forme d’un questionnaire qu’il a préalablement pensé et rédigé. On attend de moi que je réponde à toutes ces questions cadrées, et uniquement à ces questions (qui peuvent se résumer dans sa forme la plus primaire en une simple demande de « liker »).

L’expression à chaud sollicitée : une servitude ?

La récupération de données est un enjeu fort pour les marchands. A travers le Big Data un nombre de données, le plus grand possible, est capté par l’observation des actions des clients, notamment tous les clics et toutes les réponses à des questionnaires. Ces données sont remontées anonymisées et traitées globalement pour faire ressortir des catégories de comportements standards. En retour, le marchand adapte son offre, ses présentations, ses suggestions, en considérant tous ses consommateurs affiliés à des types standards. Typiquement, si j’ai acheté un roman policier, on va me proposer d’autres romans policiers, et plus particulièrement ceux pour lesquels les autres consommateurs ont majoritairement montré de l’intérêt. Force est de constater que ces recommandations n’ont pas pour objectif de me faire découvrir de nouveaux centres d’intérêt, comme pourraient l’être la philosophie stoïcienne ou la poésie symboliste !

En cliquant, en répondant, le consommateur adhère et participe à ce modèle qui va le conforter dans ses habitudes et le faire consommer, et pas du tout l’émanciper et le libérer (on se réfèrera à ce propos avec profit aux travaux d’Antoinette Rouvroy [2] sur les algorithmes). Par son geste le consommateur sert principalement les visées et les intérêts du marchand. D’où vient alors qu’il le fasse alors que rien ne l’y contraint? Comment arrive-t-on à lui soutirer un consentement qui est loin d’être délibéré ?

Le sentiment d’être bien ancré dans le monde actuel, l’impression de maîtrise sur son époque, l’assurance de ne pas être dépassé : voilà des motifs qui sont typiques des sollicitations sociales qui poussent le consommateur à coopérer. Ce dernier peut aller jusqu’à ressentir une sollicitation de subordination qui le pousse à s’en remettre complètement à son fournisseur. Cette subordination naît d’un sentiment de déséquilibre dans sa relation. Le consommateur est lié avec son fournisseur : d’une part il n’a pas toujours le choix d’en changer facilement et sans frais (coût, par exemple, de réapprendre à se servir d’un nouveau produit dont l’ergonomie est différente).  D’autre part il n’a pas forcément la connaissance et la maîtrise technique des objets et des services qu’il manipule (par exemple face à son garagiste il ne connaît rien à la mécanique automobile).

Ce mode de relation, largement utilisé, place de facto le consommateur dans une posture de servitude, que l’on peut qualifier de servitude volontaire, au sens où La Boétie l’avait théorisé, déjà, au XVIème siècle [3] !

L’expression à chaud spontanée : « je veux parler au responsable ! »
A la suite d’une expérience particulière qui m’a marquée, je veux exprimer mon ressenti qu’il soit positif ou négatif. Je veux le faire immédiatement, de manière simple, avec mes propres mots, par le medium de mon choix. En m’exprimant, je veux avoir le sentiment, voire la certitude d’être écouté et entendu, de ne pas parler dans le vide.

L’expression à chaud spontanée : une nécessité ?

Pour prolonger un affect positif lorsqu’il a vécu une situation favorable, l’être humain éprouve le besoin de surenchérir, de valoriser et de prolonger sa satisfaction le plus possible. À l’inverse, pour ne pas rester sur un affect négatif, l’être humain ayant subi une situation défavorable a besoin d’un contrepoids, de retourner la situation à son avantage, de reprendre l’initiative [4]. Dans les deux cas, cette prise en main se traduit souvent par une prise de parole, quitte à parfois revendiquer de manière exagérée, voire disproportionnée (les mots qui dépassent la pensée ou l’enthousiasme trop fort). Cette expression spontanée vise la satisfaction du besoin de la personne humaine de s’affirmer, de « persévérer dans son être », ce qui est selon Spinoza son essence même [5], et sans-doute son droit fondamental.

L’expression à chaud spontanée : un don ?

La plupart du temps client et fournisseur sont dans un rapport marchand : je paie tant et on me rend tel service ou on me vend tel produit à hauteur de ce que j’ai payé. Si je veux plus, je paie plus à hauteur de ce que l’on me propose, il y a réciprocité, équilibre exact. Cette réciprocité fait l’objet d’un contrat, elle est garantie par le droit, si une des deux parties n’y satisfait pas elle est susceptible de poursuite. Dans l’expression spontanée, on sort de l’échange marchand pour entrer dans un échange que l’on peut décrire à partir des notions de don et de contre-don[6] développées par Marcel Mauss.

Don et contre-don ne font pas l’objet d’un contrat, on ne peut exiger ni l’un ni l’autre. Le contre-don n’est pas, de manière marchande, la réciproque exacte du don. De plus, le contre-don n’est pas forcément une réponse directe au don. Je peux donner une idée, si celle-ci est mise en œuvre, je n’en profiterai peut-être pas parce que je n’ai plus le problème que j’avais. Par contre, d’autres clients vont pouvoir en profiter.
La satisfaction indirecte d’être utile à autrui pourra être un contre-don qui va suffire à ma motivation et à ma pleine satisfaction. Ce qui est moteur alors est le désir d’être reconnu, explicitement ou implicitement, comme un donateur généreux. Plus fondamentalement peut-être, le simple fait d’avoir pu s’exprimer et d’avoir eu le sentiment d’avoir été écouté peut constituer un contre-don important, en tout cas nécessaire, voire parfois suffisant.

Dans l’idée du don on voit poindre un danger évident de risque de manipulation. Le fournisseur encouragerait ses clients à travailler « pour rien » pour lui. Ce qui pourrait être totalement contre-productif en allant à l’encontre même du désir d’expression spontanée, le client se réfrénant par crainte d’être exploité. La question du contre-don est donc cruciale : quel est le contre-don que le fournisseur est prêt lui-même à rendre à ses clients ?

Et ensuite ?

Alors que les expressions sollicitées sont largement encouragées par les marques, il est remarquable de constater que très peu d’entre elles tendent des micros grands ouverts à leurs clients pour qu’ils puissent s’exprimer spontanément et sans entrave. Elles se contentent pour la plupart d’écouter les réseaux sociaux tels que Facebook ou Twitter. Elles se privent là, sans doute, d’un gisement potentiel très riche d’idées et d’expériences qui, correctement exploitées, pourraient largement contribuer à l’amélioration des relations avec leurs clients.

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