• Définie par l’Union Internationale des Télécommunications (UIT), la recommandation L.1480 change la donne pour évaluer l’impact de l’usage des TIC sur les émissions de gaz à effet de serre, en apportant exhaustivité de la mesure des effets de leur usage, ainsi que rigueur et transparence.
La mise en œuvre des technologies de l’information et de la communication (TIC) permet-elle à leurs utilisateurs de réduire leurs émissions de CO2 équivalent, et dans quelle mesure ? Cette vaste question fait l’objet d’études, de débats et occasionnellement d’évaluations chiffrées avancées comme éléments de preuve d’un effet « IT for Green ». En 2015, la Global enabling Sustainability Initiative (GeSI) a par exemple publié son rapport SMARTer2030, duquel ressort l’assertion suivante : chaque tonne de CO2e générée par les TIC permettrait d’éviter environ 10 tonnes d’émissions de CO2e aux secteurs qui les utilisent.
L’affirmation, séduisante, soulève toutefois des interrogations liées à la méthodologie employée et d’éventuels biais d’analyse (« cherry picking » de cas d’usage, absence d’observation des comportements d’usage réels, frontière limitée du système évalué, etc.).
La mesure de l’impact CO2e de l’usage des TIC par les autres secteurs implique de considérer toutes les conséquences carbonées de l’usage : on étudie toujours un couple « solution TIC + usage ». C’est l’usage qui (peut) décarbone(r).
Prendre en compte les effets carbonés, tous les effets carbonés
Une mesure exhaustive, incluant les effets, dits « rebond », des conséquences de l’usage des solutions TIC est en effet indispensable pour rendre compte de la réalité des effets de cet usage sur les émissions de gaz à effet de serre – par là-même, dit le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), pour mesurer la contribution (positive ou négative) apportée par l’usage de ces solutions TIC au réchauffement climatique.
La mesure de cet impact carbone de l’usage des TIC dans les autres secteurs, exercice délicat, implique de prendre en considération l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre qui résultent de l’utilisation d’une solution IT. Il est d’abord question d’analyser le service étudié de bout en bout : l’architecture technique sur lequel il est fondé avec notamment l’impact carbone des équipements chez l’utilisateur, des datacenters, des réseaux, des activités support telles que l’installation chez le client par un technicien, etc., puis son usage réel, effectivement observé incluant les changements de comportement induits par la solution TIC chez l’utilisateur.
La recommandation L.1480, développée par la Commission d’Etudes 5 (CE5), Question 9 de l’UIT-T permet désormais une approche rénovée, allant plus loin qu’une simple Analyse du Cycle de Vie (ACV) attributionnelle limitée à la solution TIC elle-même.
Les rouages de la méthode
Sur quels principes et modalités se fonde cette méthodologie d’évaluation standardisée ? « Pour faire une mesure, nous comparons deux scénarios sur la même temporalité, expliquent le chercheur Jérôme Fournier et François Bélorgey, directeur du développement des produits et services innovants, chez Orange, qui ont participé à l’élaboration de la recommandation. Le scénario de référence d’un côté correspond à l’activité constatée chez l’utilisateur en l’absence de la solution numérique (ou avec une solution numérique antérieure), et le scénario TIC qui s’intéresse aux conséquences de l’usage par l’utilisateur, de cette solution numérique nouvelle : par exemple, la réduction des déplacements ou encore les déménagements d’employés liés à l’utilisation d’un outil de travail collaboratif à distance mis en place dans le cadre du télétravail.
La mesure stricto sensu évalue trois postes. Les effets dits de premier ordre sont ceux liés à la mise en œuvre opérationnelle de la solution numérique elle-même – les équipements qui composent son architecture technique notamment – et correspondent toujours à des émissions supplémentaires. Les effets de deuxième ordre concernent les conséquences directes de l’utilisation de la solution, en termes d’émissions CO2e comparées au scénario de référence, par la substitution ou l’optimisation d’une activité préalable au déploiement de la solution. Les effets d’ordre supérieur caractérisent les modifications qu’entraîne l’usage de la solution dans les comportements des utilisateurs, comme les effets rebond qui sont parfois les conséquences du surplus (ou de la diminution) de l’activité économique engendrée, par exemple l’usage de bénéfices financiers tirés de la solution. » Si l’on prend l’exemple d’une solution de télétravail, la réduction des trajets domicile/bureau est un effet de deuxième ordre (immédiat), tandis que travailler depuis une résidence secondaire est un effet d’ordre supérieur (adaptation de comportement).
Ces effets sont tous représentés par l’intermédiaire d’un arbre des conséquences, et la somme algébrique des trois effets permet de déterminer les émissions évitées ou créées du fait de la mise en œuvre de la solution chez l’utilisateur. C’est en effet son usage seul, son action propre, qui peut le cas échéant décarboner, pas la solution TIC – du moins, au premier niveau d’agrégation.
Complet, vérifiable, déclinable
Une valeur ajoutée majeure de cette méthode – notamment inspirée d’un modèle développé par l’Ademe avec sa démarche – réside dans son exhaustivité et la transparence des hypothèses, qui évitent le greenwashing par omission ou sous-évaluation de certains effets. En l’appliquant à un cas de mise en place du télétravail sur son site d’Atalante à Rennes, Orange a d’ailleurs mis en évidence le poids carbone des effets d’ordre supérieur (jusqu’ici ignorés le plus souvent) dans le résultat.
« Cette méthodologie est neutre vis-à-vis du résultat, transparente et auditable. Elle aménage en outre trois niveaux d’évaluation, dont seuls les résultats du plus avancé (qui évalue les effets de tout ordre) peuvent faire l’objet d’une communication externe, après revue critique par une partie tierce. Par ailleurs, elle peut se décliner à tout type d’action et de secteur au-delà du numérique, ainsi qu’Orange l’a fait en l’appliquant aux activités de vente, installation et maintenance de panneaux solaires B2C et B2B d’Orange Energia. Il a ainsi été montré que l’usage de ces produits d’Orange Pologne contribue très positivement à la décarbonation en Pologne. »
Publiée en décembre 2022, la recommandation L.1480 est la première du genre au niveau international et change la donne pour le secteur et ses acteurs, qui doivent adapter leurs méthodes d’évaluation des conséquences carbonées de l’usage de leurs solutions, pour les rendre exhaustives et globales et par là-même plus crédibles. Au niveau européen, elle est en cours de normalisation par l’ETSI. Dans la continuité des travaux menés, cette méthode pourrait s’étendre à d’autres enjeux environnementaux au-delà des effets carbonés, tels les impacts sur l’acidification des sols, l’eutrophisation des eaux douces ou marines, l’épuisement des ressources naturelles, etc., ou encore les dommages sur la santé humaine ou la qualité des écosystèmes, biodiversité notamment.
CE5 : Environnement et changements climatiques
Question 9 : Changement climatique et évaluation des technologies numériques dans le cadre des Objectifs de développement durable (ODD) et de l’Accord de Paris
Méthode conçue par l’Ademe pour la quantification de l’impact sur les émissions de gaz à effet de serre d’une action de réduction des émissions, fondée notamment sur l’établissement d’un arbre des conséquences de l’action.