Ces questions ont structuré une recherche en ergonomie au long cours qui s’est déclinée au sein de projets collaboratifs dans le cadre de partenariats entre l’entreprise Orange avec des Musées (Musée des Beaux Arts de Rennes, Louvre Lens, Musée d’Orsay).
Afin d’investiguer cette question, il est important de distinguer le rapport sensible du rapport analytique à l’œuvre d’art. Le rapport sensible consiste pour le visiteur à laisser émerger ses sensations, impressions au contact de l’œuvre, ainsi qu’à prolonger son exploration de celle-ci en recourant à l’imagination. Quant au rapport analytique, il permet au visiteur de maintenir l’œuvre à distance pour l’objectiver, en discriminant des parties. Bien que la distinction de ces deux types de rapports soit fructueuse pour l’analyse, ils peuvent se déployer de manière exclusive, séquentielle ou concomitante [1].
Usages individuels de la realite augmentee au musée des beaux-arts de rennes
Lors des expérimentations, les visiteurs équipés d’un casque audio et d’une tablette contenant un guide en Réalité Augmentée ont été amenés à effectuer une visite individuelle de 45 minutes environ. Pour comprendre la manière dont ce guide augmenté transforme l’activité des visiteurs, des schèmes d’utilisation (différentes manières d’utiliser le guide) ont été identifiés [1] [2]. Ces schèmes d’utilisation sont extraits de l’analyse de 16 parcours individuels de visiteurs déambulant au sein du musée en utilisant ce guide. Pour accéder à la Réalité Augmentée, les visiteurs devaient se positionner face à la bonne œuvre et la cadrer avec la tablette qui filme l’environnement réel. Lorsque le visiteur cible une œuvre pertinente des contenus numériques s’affichent sur la tablette comme le montre la figure 1.
Trois schèmes d’utilisation de ce guide augmenté ont été identifiés :
Le schème de cadrage vidéo : lorsqu’un visiteur se déplace dans le musée en regardant à travers le guide en continu. Les conséquences sont un appauvrissement de l’exploration visuelle à l’œil nu, un effet tunnel important, et in fine un primat accordé au dispositif technique. Ce schème est prédominant pour 5 visiteurs.
Le schème de cadrage photographique en rafale : lorsqu’un visiteur regarde d’abord les œuvres à l’œil nu pour les localiser dans l’espace, puis effectue des cadrages de ces œuvres avec le guide augmenté. Dans ce cas, le regard est sanctionné, fragmenté par le dispositif technique, ainsi que l’exprime un visiteur : « quand je cherche le point rouge, j’ai réfléchi à l’inverse, je me demande vers quel tableau on va m’emmener. Je ne me suis pas demandé vers lequel j’irais, mais vers lequel on essaie de m’envoyer. J’essaie plusieurs tableaux ». Ce schème est mis en œuvre chez 7 visiteurs.
Le schème du cadrage photographique modéré : lorsque le visiteur regarde les œuvres à l’œil nu (large exploration visuelle) et effectue seulement quelques prises avec le guide augmenté. Le dispositif fournit des indices, orientant l’exploration des visiteurs dans l’environnement. Même si une personne est capable de découvrir des détails pertinents, le dispositif enrichit et oriente l’exploration visuelle. Ce schème est majoritairement mis en œuvre par 4 visiteurs.
En fonction du schème, les visiteurs se rapprochent ou s’éloignent de la réalité de l’œuvre. Au regard des principes pédagogiques muséaux, le schème du cadrage photographique modéré est le plus adapté et permet d’éviter un décrochage trop important de la réalité des œuvres. Dans cette perspective, la Réalité Augmentée ne doit pas viser une exhaustivité des informations, mais davantage fournir des indices pour inviter le visiteur à identifier à l’œil nu l’élément pertinent mis en évidence dans un premier temps par le système.
Cependant, certaines fonctionnalités du guide augmenté semblent privilégier le rapport sensible à l’œuvre. Un tiers de visiteurs ont souligné l’importance de l’accompagnement sonore dans un rapport plus sensible à l’œuvre « ça fait un paysage sonore, je m’imprègne / le cri du tigre rend le tableau vivant ». Ainsi, le son et la musique pourraient être des ressources mobilisées plus largement par la Réalité Augmentée pour aider le visiteur à mieux s’immerger ici et maintenant dans l’œuvre et prolonger le rapport à l’œuvre grâce à l’imagination.
Usages collectifs de la réalité augmentée au musée du Louvre Lens
Quelques années plus tard, dans le cadre d’un partenariat d’Orange, des expérimentations ont permis d’étudier et comparer l’appropriation de deux dispositifs numériques en situation réelle de médiation collective. Lors d’une première session, les visiteurs étaient équipés de tablettes reliées à une tablette « maître » pilotée par le médiateur et lors d’une seconde session, les visiteurs étaient équipés de lunettes connectées reliées à une tablette « maître » pilotée par le médiateur.
Des fonctions de zoom, pointage et traçage de l’œuvre étaient mobilisables par le médiateur en temps réel (cf. figure 2). Ainsi, les explications pouvaient se superposer à l’œuvre pour les personnes dotées de lunettes. En revanche, elles ne faisaient que s’afficher sur l’écran des tablettes. Ainsi, les lunettes connectées s’apparentaient à un dispositif de Réalité Augmentée, tandis que les tablettes (donc sans Réalité Augmentée) fournissaient une situation de référence pour faire des comparaisons.
Des visites thématiques ont été observées et analysées au cours desquelles le médiateur accueille des petits groupes d’une dizaine de personnes pour les accompagner dans une exploration approfondie de l’œuvre de Saint Sébastien du Pérugin. Chaque session durait environ 20 minutes. Ces sessions d’observation ont volontairement intégré un public varié (enfants, jeunes adultes et adultes). A l’issue de ces observations, les médiateurs et visiteurs ont été confrontés aux vidéos de la session au cours d’entretiens, afin de nuancer ou enrichir nos analyses.
Dans cette optique, il était nécessaire de dénombrer le nombre de pointages et déplacements du médiateur vers l’œuvre pour vérifier que celle-ci reste centrale et que la Réalité Augmentée n’entrave pas le rapport sensible avec elle. Ont également été dénombrés le nombre d’interpellations du médiateur aux visiteurs, et le nombre de participations de ces derniers aux échanges collectifs, afin de saisir l’impact de chaque dispositif sur les interactions visiteurs-médiateurs.
- L’impact des lunettes connectées sur les interactions
Dans la configuration des lunettes connectées, les pointages et les déplacements du médiateur vers la toile sont peu nombreux (15 pointages versus 57 pointages dans la configuration avec les tablettes). Les visiteurs équipés de lunettes sont concentrés sur la voix du médiateur, l’œuvre est donc majoritairement perçue à travers les lunettes et le contenu affiché. Dans cette configuration, les médiateurs expriment leur malaise et leur impression de désynchronisation avec les visiteurs : « j’avais du mal à percevoir la vision qu’ils avaient du tableau, je n’avais pas de retour de leur part. ».
Quant aux visiteurs, ils soulignent l’isolement produit par les lunettes « on est isolé du médiateur et des autres / ça introduit une distance / on ne peut pas accéder directement à l’œuvre. » Ainsi, comme le montrent les photos (figures 3, 4, 5), le médiateur et les visiteurs sont figés dans la même posture tout au long de la séance de médiation.
Bien que les lunettes augmentées d’information soutiennent la concentration analytique des visiteurs, elles empêchent et atrophient le rapport sensible à l’œuvre. « On est très concentré sur ce que dit le médiateur / c’est pas le même rapport, on ne peut pas circuler autour de l’œuvre facilement / je ne peux pas imaginer, je suis plus concentré sur l’analyse ». Ainsi, les commentaires des visiteurs rendent compte de cette concentration analytique qui empêche une mobilité, une circulation plus propice au rapport sensible à l’œuvre, ainsi qu’au développement d’une activité d’imagination.
Malgré ces obstacles, les visiteurs jouent avec le contenu affiché dans les lunettes. Deux types de stratégies ont été mises à jour chez les visiteurs :
- ceux qui projettent l’écran des lunettes sur un plan fixe, pour ensuite réaliser des allers-retours entre l’œuvre et ce plan fixe ;
- ceux qui tentent de superposer, par des mouvements de tête, l’information affichée dans les lunettes et l’œuvre réelle ; « c’est comme un calque ».
Cependant ces derniers sont minoritaires, la majorité des visiteurs ont cherché à stabiliser l’information projetée sur l’écran des lunettes pour éviter des formes d’étourdissement, en fixant tantôt le sol, le pull du médiateur, sa propre main, la cimaise à côté de l’œuvre…
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L’impact des tablettes sur les interactions
En contrepoint des lunettes, les tablettes favorisent les échanges en aparté, ainsi que les échanges collectifs. L’œuvre reprend toute sa place, elle est mise à l’honneur par le médiateur qui ne cesse de se déplacer entre elle et les visiteurs.
Apparaissent des micro-échanges parents-enfants aussi bien soulignés par le médiateur (« je sens qu’ils sont libres, non figés sur la tablette ») que par les visiteurs (« pour montrer aux enfants, ça permet de toucher et pointer ce qu’on ne peut pas faire d’habitude sur le tableau »).
Ce dispositif est plébiscité par les visiteurs, car il laisse de la place à l’exploration de l’œuvre d’art, permettant à chacun de tracer son chemin vers elle et soutenant un rapport autant analytique que sensible : « je trouve que ce genre de médiation permet de s’intéresser à ce que l’on ressent, tandis que si on est seul devant le tableau, on ne s’interroge pas toujours, alors que là on a l’explication, le symbole, le contexte, ça permet d’être à l’écoute de ses émotions, que l’on laisserait peut être de côté si on est seul ». Comme le montre la figure 5, l’espace de médiation est réinvesti par le corps du médiateur qui se déplace dans l’espace, une circulation s’opère entre les visiteurs, le médiateur et l’œuvre. Les visiteurs s’animent, parlent et peuvent développer un rapport sensible à l’œuvre présente sous leurs yeux.
Ces deux études révèlent la nécessité pour le visiteur d’alterner une exploration augmentée et une exploration à l’œil nu. Dans ce contexte, la Réalité Augmentée semble plus pertinente quand elle réduit la complexité de la réalité pour orienter le visiteur dans une exploration renouvelée de son environnement. Il en découle une question cruciale: comment la Réalité Augmentée peut-elle permettre à l’utilisateur de se déployer aussi bien dans sa dimension analytique que sensible ? Comment concevoir de la Réalité Augmentée afin que le sujet puisse s’imprégner de son environnement ?
La réalité augmentée au musée d’Orsay : instrument potentiel d’imprégnation ?
C’est ce qui a été mis en œuvre au sein d’une troisième recherche collaborative avec le musée d’Orsay autour de l’application « Entrez dans l’atelier du peintre » autour du tableau de Courbet, « L’atelier du peintre ».L’intégration des enseignements des recherches passées s’est traduit par le parti d’une narration ouverte (la narration se déploie à travers les monologues des personnages que le visiteur peut déclencher au gré de son envie, dans l’ordre qui lui convient) pour soutenir l’imagination des visiteurs, ainsi qu’en combinant des modules interactifs avec des modules sonores.
Les expérimentations (exploration augmentée de l’œuvre implémentée sur une tablette numérique) menées auprès d’une trentaine de visiteurs ont permis de mettre en évidence une modulation des formes de présence des visiteurs à l’œuvre d’art, alternant tantôt un rapport sensible (en privilégiant une exploration directe de l’œuvre, tout en écoutant les monologues des personnages du tableau), tantôt un rapport analytique lorsqu’ils mobilisaient les modules de radiographie infrarouge, rayons (cf. figure 5). Ce va-et-vient de la forme de présence crée un espace fictionnel qui est exploré avec curiosité par deux tiers des participants et jugé trop déroutant et éloigné des formats habituels de visite (type conférence) par un tiers.
En revanche, la combinaison des ressources visuelles et sonores gêne un tiers des visiteurs. Ceux-ci sont parfois également désorientés par le parti pris de la narration non linéaire puisque le monologue de chaque personnage se déclenche lorsque le visiteur vise un personnage avec sa tablette. En contrepoint, deux tiers des visiteurs apprécient cette narration non linéaire grâce à laquelle ils jouent, circulent dans l’œuvre en se laissant happer par leur imagination.
Ces trois terrains de recherche en contexte muséal soulignent l’importance de laisser aux usagers des espaces vides d’informations apportées par la RA pour flâner et se perdre, et de privilégier des dispositifs qui soutiendraient plus aisément l’alternance (l’accès direct à l’œuvre et via un dispositif de Réalité Augmentée). Cette nécessité de va-et-vient entre la superposition du virtuel et du réel et le retour au réel non médiatisé est au cœur de notre activité numérique : octroyer des espaces de liberté aux usagers, afin de favoriser les allers-retours vertueux entre l’apport de connaissance numérique/virtuel et le renouvellement du regard singulier sur notre environnement réel, en l’occurrence dans ce contexte muséal, les œuvres d’art.