Comprendre les comportements pour favoriser l’adoption de pratiques durables

Le réchauffement climatique et les crises écologiques colorent les comportements ordinaires de nouvelles dimensions morales. Il est demandé aux consommateurs de choisir leurs transports pour minimiser les émissions, de consommer des produits ayant une empreinte écologique limitée, de réduire et recycler leurs déchets, etc. Comment ces nombreux impératifs sont-ils réellement vécus et pris en compte par les individus ? Pourquoi certaines personnes s’engagent-elles fortement dans une écologisation de leur consommation, tandis que d’autres y restent hermétiques ?

La formulation d’un impératif écologique universel, intimant à tout individu de prendre en compte les effets environnementaux de ses actions, est récente. Elle intervient dans la continuité du rapport Meadows de 1972 [1], qui souligne la finitude des ressources planétaires prélevées par l’activité économique. La formulation la plus connue en est sans doute celle du philosophe Hans Jonas en 1979 [2] : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». A la même époque, le philosophe Michel Serres propose en 1980 un « Contrat naturel » [3], qui affirme l’interdépendance de l’homme et de la planète, et suggère que toutes les actions doivent être évaluées à l’aune de leur impact non seulement sur l’homme, mais aussi sur l’écosystème. Il ne s’agit plus seulement, dès lors, de combattre les dégâts environnementaux de certaines activités humaines jugées nocives, mais de prendre en compte, au niveau individuel comme au niveau collectif, l’empreinte de chacun de nos gestes sur l’écosystème.

Cette formulation philosophique, qui croise la route d’une écologie politique naissante et l’action de différentes associations militantes sur toile de fond de première crise énergétique, va progressivement amener l’Etat et les collectivités locales à passer à l’action. A partir des années 1990 en France, l’État charge des intermédiaires tels que l’Ademe de mobiliser les citoyens et donne à la consommation de nouvelles exigences citoyennes, à travers notamment la promotion des « petits gestes ». On observe des politiques similaires dans de nombreux pays européens, au Royaume-Uni par exemple, où au cours des années 2000 le ministère de l’environnement définit une liste très précise de comportements vertueux et des moyens de les générer. Quels sont les effets de ces politiques publiques d’incitations ? Les individus suivent-ils ces recommandations écologiques, et pourquoi ?

Au cours des dernières années, de nombreux travaux de sciences sociales, issus de disciplines variées, ont proposé des éléments de réponse à ces questions. Nous présentons ici successivement les principaux d’entre eux : tout d’abord les travaux économiques centrés sur la compréhension de comportements individuels, puis ceux issus de la sociologie qui se placent à l’échelle plus large des pratiques sociales.

Psychologie et économie expérimentale : les approches comportementales

Un premier ensemble de travaux part de l’hypothèse que les comportements des individus sont le fruit de décisions prises librement. Ce scénario d’un individu libre de ses actions se double généralement du postulat de sa parfaite rationalité. Simplifié au maximum, son comportement prend alors la forme de l’agent parfaitement logique qu’est l’homo oeconomicus. Cet agent possède les caractéristiques suivantes : (i) il dispose de toute l’information nécessaire pour prendre ses décisions, (ii) il apprend (c’est-à-dire que s’il commet une erreur il essayera de ne plus la reproduire) et (iii) il essaye en permanence d’optimiser le bénéfice tiré de ses actions. Ce type de modèle comportemental simple amène à une approche basée sur (a) des incitations positives ou négatives et souvent financières (b) sur des campagnes d’information et (c) sur des réglementations strictes. On peut illustrer ce point par les politiques de lutte contre la pollution atmosphérique urbaine qui utilisent simultanément ces trois leviers : fournir de l’information (Bison futé ou Sytadin.fr), modifier les rapports coûts / bénéfices de la voiture en faveur des transports collectifs (péages urbains, taxes d’un côté, et subventions de l’autre) et en dernier recours établir des règles (piétonisations de voies, circulation alternée).

La principale évolution de ce modèle réside dans la prise en compte des limitations de la rationalité et de l’information, dans la lignée des travaux pionniers d’H. Simon [4] et des analyses de Kahneman et Tversky [5], Nobels d’économie en 2002. Leurs recherches ont démontré que les décisions se prenaient dans un cadre cognitif particulier, soumis à de multiples biais de représentations et d’interprétations. En d’autres termes, dans la vie quotidienne, on s’en remet généralement à des habitudes, ou on fait « comme les autres », ou on fait appel à des simplifications rapides (heuristiques). Pour ces chercheurs, ce sont ces heuristiques qui posent problèmes : par exemple, la myopie cognitive fait systématiquement surévaluer les gains les plus proches (temporellement ou spatialement) ce qui rend difficile la mise en place de routines bénéfiques à moyen et long terme (exemple : ne pas investir dans une isolation thermique du fait du coût immédiat, sans voir le bénéfice sur le long terme.). On peut également citer l’aversion aux pertes, la tendance à s’orienter vers les choix par défaut.

Ces biais (comme l’imprévoyance, les choix sub-optimaux ou la faiblesse de volonté), pourraient être à la fois les causes de comportements économiquement inefficaces mais aussi un levier pour rendre les comportements plus efficaces. On peut en trouver un exemple avec les dispositifs « coup de pouce » (nudges), proposés conjointement par l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein. Sans tous les citer, on peut décrire quelques-uns des principes qui permettraient d’offrir un cadre décisionnel favorable à l’option que l’on aimerait voir sélectionnée :

  • Une information pertinente. Lors d’une décision d’achat, seules les informations simples et ne nécessitant pas de projections futures sont prises en compte. C’est, par exemple, le cas des écolabels où présenter la consommation en énergie des appareils ménagers sous forme de code couleur a prouvé son efficacité.
  • La référence à une forme simple d’identité sociale. Par exemple, une étude sur le covoiturage (Josset 2015) montrait que les personnes rappelées à une appartenance sociale (« chercheurs de l’INRIA », « étudiants de Supelec »…) avaient tendance à augmenter leur participation à un projet d’entraide aux déplacements (covoiturage, échange d’informations…)
  • De nombreux exemples montrent la force de l’option « par défaut ». Par exemple les fournisseurs d’électricité allemands proposent à leurs abonnés de choisir entre énergie d’origine « classique » ou énergie verte, plus chère. Alors que moins d’1 % des ménages prend cette dernière quand le choix est libre, on monte à 99 % lorsque celle-ci est présentée par défaut.

Cependant les nudges font l’objet de plusieurs critiques. Concernant leur efficacité à changer les comportements, les résultats de certains nudges américains n’ont pu être reproduits en Europe, les normes sociales et culturelles intervenant probablement dans les calculs des individus. Ensuite, d’un point de vue éthique, on peut non seulement discuter la légitimité dans une démocratie à manipuler le cadre décisionnel des individus, mais également souligner les écueils dans toutes les mises en pratique : on sait par exemple qu’une manière d’augmenter le tri des déchets est de prétendre que tous vos voisins le font… Faut-il alors les surveiller ? Ou mentir, sachant qu’annoncer un taux important va être plus efficace ?

Enfin, la troisième critique recouvre deux aspects : d’une part le coût de mise en œuvre est souvent beaucoup plus important qu’une campagne de sensibilisation classique pour des résultats parfois décevants (un rapport du parlement anglais [6]concluait que les nudges ne fonctionnent que pour des pratiques simples et si les personnes concernées sont déjà convaincues de l’intérêt d’un changement de comportement sans aucune ambigüité) ; et d’autre part l’existence de résistances venant des acteurs (industriels, …) qui peuvent être impactés négativement par les changements de comportements attendus.

La théorie des pratiques (sociologie)

Cependant, d’autres éléments permettent d’expliquer l’inertie des pratiques et l’échec fréquent de politiques fondées sur l’incitation financière ou l’amélioration de l’information des individus : c’est notamment le cas de la « théorie des pratiques », une approche anglo-saxonne développée depuis le milieu des années 2000 par Elizabeth Shove ou Alan Warde. Elle se caractérise en premier lieu par un changement d’échelle : on s’intéresse aux pratiques communes à des groupes sociaux (et non plus au comportement individuel). En second lieu, il s’agit de s’écarter du modèle de la décision rationnelle : plutôt que les choix des individus, la théorie des pratiques permet de décrire des routines. Comme l’exprime Warde, « the overall thesis is that much behaviour is outside, or only at the verge of, the boundaries of deliberate, rational or prospective thought » [7].

Les auteurs identifient trois dimensions cruciales. La première est d’ordre cognitif, elle regroupe les discours et les représentations de l’activité en question (cuisine, recyclage, mobilité…), les règles plus ou moins explicites qui la gouvernent et le sens que les individus lui donnent. La deuxième regroupe l’ensemble des éléments incorporés par les individus : les habitudes, routines, arts de faire, mais aussi les sentiments générés par la pratique. La troisième dimension a trait aux infrastructures, aux arrangements matériels, aux systèmes technico-économiques qui structurent les pratiques. Par exemple, pour rendre compte de la consommation d’eau potable liée à l’hygiène, il faut s’intéresser à la fois aux représentations sociales (« il faut se doucher tous les jours », une norme construite à partir des années 1950), aux dispositions intériorisées dans les corps (le ressenti de la douche, des odeurs corporelles), et au fait que la consommation d’eau est invisible car le compteur d’eau est caché dans la plupart des habitations, ce qui résulte d’un choix historique et explicite des opérateurs.

Dans ce cadre d’analyse, les politiques du type information ou incitation financière du consommateur, n’ont pas de prise sur les routines installées, ne peuvent pas lever les contraintes temporelles qui pèsent sur les activités quotidiennes, et ne tiennent pas compte de la force contraignante des infrastructures.

Strengers [8] s’intéresse ainsi à l’effet de l’installation des compteurs rendant visible la consommation d’eau et d’électricité au sein du foyer (IHD, in house display), dans une enquête auprès de 28 foyers australiens. Elle commence par rappeler que la plupart des études observent un effet limité, une baisse comprise entre 0 et 15 %, et souvent limitée aux premiers moments de l’expérimentation.

Elle note tout d’abord que ce compteur vient effectivement corriger l’infrastructure en rendant plus visible la consommation individuelle ; mais l’observation reste essentiellement déconnectée de l’acte de consommation. Ce type de dispositif apparaît relativement inefficace à transformer les routines comme à comprendre les pratiques qu’il prétend gouverner. L’ensemble du discours est centré sur l’optimisation et le gaspillage. À aucun moment, les modes de vie (et les normes d’hygiène et de confort qui les soutiennent) ne sont questionnés ; d’où une efficacité très marginale et temporaire de ces dispositifs. En témoigne cette citation d’un enquêté : « C’est bien de savoir quels sont les appareils qui créent le feu rouge, mais ce sont toutes des choses qu’on a besoin d’utiliser de toute façon… alors quoi ? ».

Les démarches de transformations des conduites ne sont réellement efficaces que lorsqu’elles combinent les trois dimensions, en travaillant à la fois sur les représentations, les habitudes concrètes et l’infrastructure. D’autres recherches soulignent que cela est d’autant plus vrai que ces actions sont soutenues par la loi. Un des exemples souvent cité de politique efficace est la Cool Biz Initiative au Japon, qui a permis de réduire drastiquement les dépenses énergétiques liées à la climatisation des bureaux en combinant contrainte réglementaire, discours sur les normes (sur l’habillement au bureau) et création de nouvelles lignes vestimentaires.

CONCLUSION

Les travaux économiques et sociologiques convergent pour souligner le poids des habitudes et des représentations dans la compréhension des comportements ordinaires de consommation et dans les façons de les transformer. Ils se rejoignent pour souligner les limites des politiques centrées sur l’information du consommateur ou les incitations financières, le plus souvent inaptes à transformer des habitudes inscrites dans les corps, les infrastructures et les rythmes sociaux. En revanche, ils diffèrent dans les solutions préconisées : l’économie comportementale suggère de favoriser les nudges verts, de pousser les individus à faire les bons choix sans forcément les mobiliser explicitement ; au contraire les travaux sociologiques incitent à mener des politiques plus ambitieuses qui agissent à la fois sur les représentations et les cadres d’action des individus.

En savoir plus :

[1] Club de Rome, «The limits to growth» (1972)

[2] Hans Jonas, Le Principe responsabilité (1979)

[3] Michel Serres, Le contrat naturel, (1980)

[4] Herbert Simon – « Models of bounded rationality » (1982)

[5] Kahneman et Tversky – « The framing of decisions and the psychology of choice » (1981)

[6] House of Lords – STSC Committee – « Behaviour Change Report » (2011)

[7] Alan Warde, The Practice of Eating (2016)

[8] Yolande Strengers – « Negociating Everyday Life: The Role of Energy and Water Consumption Feedback » (2011)

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