« Le smartphone est une hybridation entre l’humain et la technologie et indique une nouvelle relation avec les machines qui fluidifie la communication. »
Fasciné par notre relation aux nombreux objets technologiques qui ont fait irruption dans notre quotidien, il a lancé une recherche en équipe intitulée « Curious Rituals », où il inventorie et analyse ces nouvelles et étranges habitudes gestuelles. Il explique ce que de tels comportements disent de notre rapport au numérique, mais aussi à notre environnement physique et aux autres.
Quel était votre objectif en étudiant notre relation quotidienne aux interfaces numériques ? Pourquoi l’angle du rituel ?
Le but était de comprendre comment les usages et les pratiques liés au numérique s’inscrivaient dans le corps, dans les gestes des usagers, dans la manière dont ils en parlent. Un ordinateur, un smartphone, un robot, des capteurs : même si la logique générale de ces objets peut être perçue, ça reste un peu étrange pour le grand public, ça fonctionne un peu comme des boîtes noires. On a ainsi pu constater que des habitudes se créaient, proches de rituels dans le sens anthropologique du terme, c’est-à-dire une action collective réalisée de façon répétée et pour servir une dimension symbolique. Au-delà de ça, on a constaté que la technologie pouvait servir des manières de projeter du sens qui sont loin du fonctionnement réel de ces objets.
Ces « Curieux Rituels » (en anglais « Curious Rituals »), à quoi ressemblent-ils ?
Concrètement, ils prennent la forme de gens qui secouent leur téléphone quand celui-ci ne marche plus, qui soufflent dans son connecteur USB, qui lèvent le bras parce qu’ils imaginent qu’ils vont mieux capter le réseau de leur smartphone, etc. Mais ces rituels se manifestent aussi dans le geste de caresser son ordinateur portable, lui donner un nom, faire tourner son mobile dans ses mains pour déstresser comme on le ferait avec un paquet de cigarettes. Au fond, je vois cela comme une manière de domestiquer la technologie pour la faire entrer dans nos vies.
Quels sont les gestes les plus fréquents liés au numérique ?
Le fait de tenir le smartphone comme une sorte d’appendice, d’extension du corps, avec cette compulsion un peu nerveuse de checker (vérifier) ses e-mails ou de scroller vers le bas (faire défiler avec une souris ou un doigt), c’est assez remarquable. Le selfie (photo prise de soi-même avec un téléphone portable), aussi, est assez marquant ainsi que le swipe (faire défiler de manière latérale une page mobile), qui est le geste de Tinder (application mobile de rencontres), mais aussi celui de passer très vite d’une image à une autre, d’un contenu à un autre. Il y a également le fait de voir les gens articuler des phrases de manière un peu mécanique à Siri (assistant virtuel à commande vocale sur les mobiles), ce n’est certes pas un geste, mais c’est un comportement significatif.
Dans quelle mesure le numérique a-t-il changé le quotidien de chacun ? Que reconfigure-t-il dans notre manière d’être, notre rapport aux autres ?
Pour beaucoup d’usagers, le smartphone est une forme d’hybridation très poussée entre l’humain et la technologie. Ce n’est pas juste un moyen de fluidifier la communication, apport évident de l’objet. C’est aussi une manière de guider nos comportements quotidiens. Par exemple, les applications de quantified self (outils de mesure de soi, comme les applications mesurant le nombre de pas effectués dans une journée) nous donnent des informations sur nous, mais nous gèrent également, nous font des suggestions. Cela amène à reconfigurer notre intimité, à nous interroger sur les comportements que nous souhaitons adopter, ou – autre enjeu – sur ce que nous voulons ou pas partager avec les autres. Tout ça vient bousculer les barrières d’une sociabilité qui était jusqu’à présent compartimentée différemment, et donc à redéfinir les barrières entre vie publique, vie privée et cet espace intermédiaire apparu avec le numérique.
Est-ce que le numérique n’amène pas aussi un questionnement de la temporalité ?
C’est vrai que dans les études d’usages des technologies, les utilisateurs mentionnent un sentiment d’accélération. Mais lorsque l’on creuse plus en détail, en comparant par exemple les entretiens et les observations, on constate que c’est plus une question d’attention que de temporalité. Historiquement, l’attention est liée à quelque chose de profond : rester longtemps sans distraction pour regarder un film, lire un livre ou contempler un paysage. Avec l’avènement d’un usage très répété du numérique (l’ordinateur qui permet de lancer plusieurs applications simultanément, le smartphone, les notifications, la messagerie instantanée), apparaît une autre forme d’attention, fractionnée. On a l’impression qu’on ne peut plus voir un film en entier. En même temps, dès qu’on a entendu quelque chose d’intéressant, qu’on ne se rappelle plus un nom, on va aller sur Wikipédia. C’est un changement qu’on ne peut pas pour autant réduire à une perte d’attention. Et le fait de fragmenter celle-ci amène certains à un sentiment d’accélération, lié à une forme de boulimie informationnelle.
On entend souvent parler des « méfaits » du numérique dans notre quotidien. Mais quels en sont les bienfaits ?
Les technologies numériques rendent visibles des choses qui ne l’étaient pas auparavant. Elles permettent en cela d’affiner notre connaissance de certains lieux, de personnes, de contenus ou d’événements par exemple. Elles facilitent la mise en contact de personnes dont les intérêts sont similaires aux nôtres, qu’ils soient professionnels, amicaux, voire intimes. Enfin, et c’est la promesse des mégadonnées (Big Data), le fait d’accumuler des données au fil du temps autorise une meilleure compréhension de phénomènes, des enjeux de santé, une optimisation d’organisation. Mais, malgré le potentiel bénéfice de ces différents apports, on se rend bien compte que des risques existent également.
Ceci étant, grâce à tous ces changements, c’est une relation plus approfondie aux autres, et à notre environnement, que l’on met en place grâce au numérique. Et pas uniquement en tapant sur des claviers, puisque toutes sortes d’interfaces (vocales, gestuelles, etc.) nous permettent de prolonger notre corps et notre intellect. Et c’est peut-être là le bienfait principal. Comme l’a bien montré l’anthropologie, l’être humain crée des objets techniques, et ceux-ci le changent en retour. Cette coévolution est décidément fascinante.