Pour un ancien des télécoms confronté aux SmartGrids, les choses ont un étrange parfum de déjà vu, comme si l’on se trouvait ramené 20 ans en arrière. Les opérateurs de réseaux électriques se trouvent aujourd’hui face à une mutation technologique aussi large et radicale que celle qu’ont connue les opérateurs de télécoms dans les années 1990-2000. Dans les deux cas il s’agit de ruptures [1] qui remettent en question, au profit de nouveaux entrants, les modèles techniques et économiques sur lesquels repose la position centrale des grands acteurs en place. Face à de tels défis, ces acteurs historiques vont tour à tour : (1) être dans le déni, (2) tenter désespérément et vainement d’y résister par tous les moyens, (3) les accepter tant bien que mal, contraints et forcés (4) les embrasser et s’en faire les chantres, même si c’est en chantant un peu faux… Des exemples de tels scénarios [2] remplissent les manuels de management, et ils se sont de fait reproduits dans tous les secteurs de l’économie. Mais les parallèles que nous voulons tracer vont bien au-delà de cette analogie historique : les révolutions qui bouleversent ces 2 catégories de réseaux avec 20 ans de décalage sont apparentées et imbriquées à de multiples niveaux que nous allons tenter d’expliciter ici.
Information et énergie
Dire que ces deux révolutions sont liées relève de la tautologie : à la base, les SmartGrids se définissent précisément par leur couplage avec les réseaux télécoms et, plus généralement, par l’infusion des TICs dans les réseaux électriques. Mais il faut surtout éviter de voir ce lien de manière trop superficielle, comme si les SmartGrids se limitaient à la simple superposition d’un réseau de collecte de données de supervision aux réseaux électriques actuels, comme s’il s’agissait d’adjoindre de l’information à l’énergie comme on rajouterait une cerise sur un gâteau, sans que l’architecture de ces derniers n’en soit fondamentalement remise en question. Les SmartGrids ne sont pas le réseau électrique d’Edison repeint en vert et habillé en smart par une petite parure de communication. Les réseaux d’information qui vont s’y trouver étroitement couplés au réseau électrique permettront bien, dans un premier temps, de mieux le superviser et le contrôler, et cela est déjà essentiel. Mais leur apport essentiel sera bien plus en profondeur, par la percolation de l’information à tous les étages du réseau et dans le fait que la prégnance de leur propre architecture va inévitablement entraîner une transformation radicale de l’architecture du réseau électrique lui-même.
Cette transformation revêt trois aspects complémentaires :
1. la décentralisation du contrôle et le passage d’un modèle top-down géré par un acteur unique à un modèle bottom-up ou système de systèmes, dont chacun des sous-systèmes peut être géré de manière autonome par de multiples acteurs, à différentes échelles.
2. l’abstraction des modèles de connectivité et d’interopérabilité pour les entités connectées au réseau
3. le passage d’un modèle de fonctionnement globalement synchrone à un fonctionnement asynchrone, à différents niveaux
Pour le réseau électrique, ces évolutions sont rendues à la fois possibles et nécessaires par le couplage de la transmission d’énergie à la transmission explicite d’information associée, mais ce sont précisément les trois mêmes évolutions qui, opérant conjointement et antérieurement dans le domaine exclusif des TICs, ont d’abord été à à la base du remplacement des réseaux télécoms centralisés par les réseaux issus du modèle Internet.
De ce point de vue, le décalage initial était inévitable : la révolution des SmartGrids n’aurait pas pu avoir lieu à l’ère des réseaux télécoms « à l’ancienne », la révolution de l’Internet devait d’abord s’accomplir (même si elle n’est pas complètement achevée) pour essaimer et transformer, chacun à leur tour, de multiples autres domaines économiques, l’énergie étant, de par le poids considérable de son bagage technologique et économique, un des derniers secteurs à être « disrupté » par l’effet domino de la disruption des TICs…
Dans le contexte nouveau des SmartGrids, les principes de base qui ont rendu possible l’explosion en échelle et en diversité d’applications des réseaux issus de l’Internet, et qui en supportent la robustesse et l’efficacité reconnues, peuvent être appliqués et revisités, le succès de cet exemple antérieur devant être une inspiration, sans penser pour autant que tout soit transposable terme à terme d’un domaine à l’autre.
Ce sont les trois volets techniques cités ci-dessus de cette transformation que nous décrivons respectivement dans trois sections qui constituent le corps de l’article, accessibles en lien à partir des titres ci-dessous :
- Pourquoi les SmartGrids ne seront pas des « réseaux intelligents » !
- Quand la prise électrique est un modèle pour les technologies de l’information !
- Oublier l’horloge ?
Des parallèles aux divergences
Les nombreuses analogies techniques entre ces évolutions que nous avons décrites ici sont une raison de plus pour que les spécialistes des réseaux électriques et ceux des technologies de l’information associent étroitement leurs compétences pour construire les futurs réseaux électriques intelligents, tirant les leçons et le bénéfice de cet acquis.
Si séduisant que soit ce parallèle, il ne doit pourtant pas masquer des différences non moins importantes… Le passage des réseaux de télécommunications classiques à l’Internet s’est fait de manière incrémentale sur une assez longue durée, et c’est sans doute cette progressivité qui l’a rendu économiquement viable et a permis son acceptation par les acteurs en place. Une telle transition progressive, suivant les lignes d’évolution décrites ici, est certainement plus complexe à mettre en œuvre pour les réseaux électriques, mais elle partira sans doute des niveaux les plus naturels pour introduire la décentralisation du contrôle (maison, bâtiment, quartier) avec des évolutions plus ou moins rapides suivant le degré de décentralisation de la production.
Un différence plus fondamentale est que la mutation vers Internet s’inscrivait en fait dans une logique d’évolution purement interne au « technium », au système technologique lui-même, avec des pressions adaptatives provenant seulement de contraintes économiques habituelles, la solution la plus efficace et la plus performante l’ayant finalement emporté dans la compétition évolutive. Mais bien avant de subir une pression adaptative vers des solutions supposément plus fiables et plus efficaces, le réseau électrique doit d’abord et peut–être surtout s’adapter à la double contrainte de la transition énergétique et du changement climatique, alors qu’aucune contrainte externe aussi prégnante et urgente n’existait pour forcer le passage des réseaux centralisés vers Internet.
Une difficulté supplémentaire, bien connue, vient nuancer le fait que la pression évolutive serait nominalement plus forte ici que dans le cas de l’Internet : les contraintes de la transition énergétique et du changement climatique sont encore essentiellement aujourd’hui des externalités négatives qui ne sont pas prises en compte par les mécanismes de marché, sans intervention réglementaire. Le défi qui résulte de la conjonction de ces enjeux fait certainement peser un poids très lourd sur les acteurs du domaine.
Conclusion
Le réseau électrique, cette merveille de l’ère industrielle, doit aujourd’hui passer dans l’ère de l’information. Dans cette perspective, l’énergie couplée à des données pertinentes filtrées, agrégées, consolidées, ce qu’on peut appeler l’« énergie informée », acquiert une valeur très supérieure à celle de l’énergie brute. Tout comme l’exergie mesure la qualité thermodynamique de l’énergie, et permet d’évaluer la différence entre un joule de chaleur et un joule d’électricité, une mesure qui reste à définir pourrait prendre en compte cette valeur ajoutée de l’information pour qualifier le contenu véhiculé par les réseaux électriques du futur, qui ne sera plus seulement de l’électricité, qui sans doute ne sera plus réellement un flux, mais qui sera bien une association étroite, à tous les niveaux et à toutes les échelles, d’énergie et d’information.