
Les usages de la réalité virtuelle se sont développés dans le domaine de la psychiatrie au cours des 30 dernières années. La baisse du prix des casques a rendu plus largement accessible cette technologie, autrefois réservée à un petit nombre de services universitaires de pointe. En France, elle s’est répandue à la fois dans les centres hospitaliers et dans le secteur privé. Elle est principalement utilisée pour traiter les phobies et les troubles anxieux, mais aussi les syndromes post-traumatiques, les troubles alimentaires, les troubles cognitifs, le stress et les addictions. En addictologie, elle permet aux patients de s’entrainer en virtuel, dans le cadre sécurisé d’un sevrage à l’hôpital, pour apprendre à gérer les situations de leur vie quotidienne propices aux conduites addictives. Cette technologie est utilisée pour préparer la sortie, et anticiper le risque de rechute une fois le patient rentré à son domicile.
Si le manque de réalisme graphique n’est pas forcément préjudiciable, le déficit de plausibilité sociale peut mettre la simulation à rude épreuve.
Enquête dans un service d’addictologie
Pour mieux comprendre le déploiement concret des usages thérapeutiques de la réalité virtuelle en addictologie, j’ai mené une recherche intitulée « Digital detox », financée par la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), service ministériel dans les domaines de la santé et du social, dans le cadre d’un contrat de recherche collaborative entre Orange et l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales).
Avec Elsa Forner, post-doctorante dans le cadre de cette recherche, nous avons passé dix jours dans le service d’addictologie d’un centre hospitalier parisien qui utilise la réalité virtuelle de manière routinisée.
Dans ce contexte, la réalité virtuelle est la dernière étape du dispositif de soin pour des patients hospitalisés pendant une quinzaine de jours. Les patients sont d’abord sevrés physiquement à l’aide de médicaments. Ils suivent ensuite des groupes thérapeutiques pendant lesquels ils apprennent des stratégies cognitives et comportementales pour éviter la rechute. Enfin, ils font deux à trois séances de réalité virtuelle, qui sont pensées comme une mise en pratique de ce qui a été appris de manière théorique dans les groupes.
Chaque séance d’une heure est organisée en trois séquences d’une vingtaine de minutes : échange entre le thérapeute et le patient, immersion du patient en environnements virtuels avec le casque et les manettes, débrief.
Exposer en environnement virtuel
La réalité virtuelle est utilisée pour déployer des stratégies d’ classiquement utilisées dans le cadre des thérapies cognitives et comportementales (TCC). L’exposition vise à aider l’individu à développer de nouvelles réponses cognitives et comportementales face à des situations problématiques pour lui. La consiste à exposer les individus dans des environnements virtuels.
Dans le cas des addictions, qu’elles soient liées à une substance (alcool, tabac, cocaïne, etc.) ou à un comportement (jeux d’argent, achat compulsif, etc.), la TERV vise à travailler sur le « », le désir irrépressible de consommer une substance ou de s’adonner à une activité. Elle consiste à exposer les patients à des situations, des substances, et des lieux associés à leur addiction et susceptibles d’entrainer une rechute.
Les thérapeutes utilisent généralement les environnements virtuels dans le cadre d’applications dédiées. Ces environnements offrent différents scénarios : le patient peut par exemple être assis à un arrêt de bus avec des gens qui fument autour de lui, ou encore dans un salon avec une bouteille de vin sur la table. Les patients peuvent se déplacer et manipuler certains objets, tandis que les thérapeutes peuvent moduler les propriétés de l’environnement (heure, présence d’avatars, ajout d’objets, etc.). Les thérapeutes peuvent également travailler avec de courts films en 3D tournés avec des caméras à 360° qui ne sont pas interactifs. Ce dispositif permet d’exposer à des scènes sociales, telles qu’un bar ou un supermarché. L’application Google Earth peut enfin être utilisée pour placer les patients dans des lieux qui leur sont familiers.
Domestiquer le craving
La TERV propose un type de simulation pratique avec un objectif d’apprentissage : aider les patients à changer d’attitude dans des situations propices à un comportement addictif et éviter ainsi les rechutes. La simulation est configurée comme une situation d’apprentissage grâce à un certain type d’interaction et de dialogue entre le patient et le thérapeute, à l’appui de l’expérience virtuelle. Le thérapeute incite le patient à entreprendre un effort de réflexion sur son craving. L’entraînement dans l’environnement virtuel est conçu pour développer la réflexivité, pour initier une forme de retour sur sa propre action. Il s’agit de provoquer le craving du patient pour lui apprendre à la domestiquer.
Selon un addictologue, la TERV consiste à « titiller le circuit de la récompense », mais sans « submerger » le patient qui doit pouvoir revenir à « l’état basal » à la fin de la séance, en alternant entre stimulation et relaxation (écoute de sons ou visualisation de scènes apaisantes). Ce médecin insiste sur l’importance de « jouer sur la différence entre les deux états psychiques » pour aider les patients à « trouver leurs propres repères ». Il s’agit de permettre aux patients de faire l’expérience du craving et, surtout, de ses variations potentielles.
L’addictologue donne aux patients des consignes d’action dans les environnements virtuels, comme le fait de jeter les bouteilles d’alcool dans la poubelle ou de sortir sur le balcon pour prendre l’air, afin de les aider à développer des stratégies pour diminuer leur craving. L’objectif est de leur faire prendre conscience qu’ils peuvent réduire ce craving en effectuant des actions qui changent la situation dans laquelle ils se trouvent.
La transposition des situations de la vie quotidienne dans des environnements virtuels vise à établir le craving non plus comme une sensation paralysant la capacité d’agir, mais comme un objet que le patient peut apprendre à maîtriser, en commençant par l’évaluer (sur une échelle de 0 à 10).
Cartographier les pratiques addictives
Le défi du traitement de l’addiction est de maintenir le sevrage après l’hospitalisation. C’est dans ce cadre que la TERV est utilisée, car elle permet de « reproduire » les contextes quotidiens dans lesquels émergent les conduites addictives, depuis l’espace sécurisé de l’hôpital.
Les thérapeutes considèrent que la TERV offre aux patients un environnement hybride, où ils peuvent être à la fois dans l’environnement sécurisé de l’hôpital (une bulle dans laquelle la vie ordinaire est en quelque sorte mise en suspens) et à l’extérieur de l’hôpital, dans des situations susceptibles de conduire à la rechute. Ils y voient une possibilité d’atténuer l’opposition radicale entre l’intérieur et l’extérieur qui caractérise l’hospitalisation.
Un addictologue explique : « Avant, l’idée, c’était de mettre à l’abri, mais dès que les gens rentraient sur leur lieu de vie, ils reconsommaient. On l’a trop entendu ! Il y avait une trop grande déconnexion entre le lieu de vie et les ateliers à l’hôpital. On alterne entre rien, à l’hôpital, pas de craving, et tout chez soi, quand on rentre. Car l’hôpital est une bulle. L’hospitalisation permet une remise à zéro de l’environnement addictogène. Mais les patients, ça les dessert. Ils ont l’illusion de ne pas avoir de craving. Et ils sont pris au dépourvu quand ils rentrent chez eux. […] Avec la réalité virtuelle, on travaille sur la transition. […] Donc on prépare cet objectif du retour à domicile. Sinon, l’addiction attend qu’ils soient relâchés en quelque sorte pour revenir. »
Le travail sur l’environnement suit une approche cartographique. L’objectif est de créer et d’étendre progressivement une « free zone », une « zone de mouvement dans laquelle le craving est affaibli ». L’environnement est divisé en « couches » distinctes : du téléphone portable (suppression du dealer des contacts) au domicile (entraînement dans un appartement virtuel), en passant par le quartier (utilisation de Google Earth pour identifier les endroits à risque ou « hotspots » et tracer de nouveaux itinéraires quotidiens). Comme l’explique l’addictologue : « Nous réintroduisons les couches dans l’environnement au moment opportun pour le patient. Et nous les renforçons au fur et à mesure. »
Personnaliser les situations d’exposition
La personnalisation des situations d’exposition, leur adaptation aux pratiques addictives de chaque patient, concernent non seulement les lieux mais aussi les moments de la journée et les objets utilisés. Le médecin addictologue demande aux patients de raconter très précisément leurs expériences pour identifier les facteurs déclencheurs. Il cherche à comprendre les détails de la vie quotidienne de chaque patient pour saisir ses habitudes uniques.
Avant la simulation virtuelle, l’addictologue établit le profil du patient en lui montrant des photos en rapport avec ses pratiques addictives : substances sous différents formats et dans différents contenants ; lieux de consommation ; logos ; signalétique ; accessoires et gestes. Le médecin addictologue montre une photo pendant environ trois secondes, puis demande au patient de mesurer son craving et de préciser ce qu’il ressent. L’addictologue fait généralement défiler une vingtaine de photos. Cette phase permet à chaque patient de reconstituer son histoire personnelle en matière d’addiction et d’entamer un travail de réflexion.
Alain, un patient de 65 ans hospitalisé pour dépendance à l’alcool, explique : « Ce n’est pas le genre de bar que j’aime. Ce que j’aime, ce sont les vieux bistrots parisiens. J’aime les bistrots au sens culturel du terme, en tant qu’environnement typiquement parisien. » Dans ce cas, l’addictologue identifie deux moments clés avec le patient : l’achat de Prosecco au Monoprix local à l’heure de l’apéritif et la dégustation d’un verre de vin blanc avec l’écailler au marché le samedi matin.
Au moment de l’exposition en réalité virtuelle, l’addictologue prend soin de choisir des environnements adaptés aux habitudes de chaque patient, quitte à en tester plusieurs. Le médecin veille également à peupler l’environnement d’artefacts spécifiques, en choisissant le type d’alcool consommé, en modulant la lumière extérieure en fonction des moments de la journée ciblés, et en ajoutant des accessoires tels qu’un téléphone portable ou une télévision allumée, en fonction des habitudes associées aux pratiques addictives.
Apprendre à faire « comme si »
Au fil des séances, les patients se familiarisent avec le dispositif. Ils co-construisent l’environnement virtuel avec le médecin, ils s’approprient l’outil technique et trouvent leurs marques dans deux lieux à la fois (la salle d’hôpital et l’environnement virtuel).
Plus important encore, les patients apprennent à faire « comme si » : comme s’ils étaient dans leur propre appartement, comme s’ils pouvaient aller dans ce type de bar, etc. Le patient et le thérapeute se mettent d’accord pour « jouer le jeu », ce qui permet de construire des formes temporelles de réflexivité, en amont et en aval de l’interaction avec le monde réel : préparer une action future (une fête planifiée par exemple) ou revenir sur une action passée pour orienter le comportement futur (dans le cas d’un « débrief » après une permission).
La réflexivité découle du va-et-vient entre la construction du virtuel et la construction du réel, plutôt que du conditionnement dans un environnement virtuel transposé de façon linéaire dans des situations de la vie réelle. Ce mouvement de va-et-vient s’opère dans les échanges discursifs entre le patient et le thérapeute qui décrivent et contextualisent les pratiques addictives, font le point sur les expériences passées et se projettent dans des situations futures. Ainsi, la réalité virtuelle redonne au patient un pouvoir d’action en lui offrant un espace d’intervention mi-fictif, mi-réel.
L’importance de la plausibilité sociale
Malgré le souci évident de personnalisation des environnements virtuels, ce n’est donc pas tant leur réalisme graphique que la socialisation du patient à l’opération de simulation qui importe. Dans cette perspective, si le manque de réalisme graphique n’est pas forcément préjudiciable, le déficit de plausibilité sociale peut mettre la simulation à rude épreuve. Cette question se décline en deux volets : le caractère socialement situé des pratiques addictives et leur dimension relationnelle.
Tout d’abord, les pratiques addictives, comme toutes les pratiques, sont socialement situées, c’est-à-dire qu’elles varient en fonction des caractéristiques sociales du patient. Dans les environnements virtuels, l’expression de jugements de goût peut faire apparaître des tensions par rapport au réalisme du contexte social simulé (« Ce n’est pas le genre de bar que j’aime » dans le cas d’Alain). Les préférences et les aversions des individus expriment leur position dans le monde social (Bourdieu, 1979). En produisant une « distinction », les patients signalent que la situation n’est pas plausible du point de vue de leur place dans l’ordre social.
Néanmoins, ils parviennent généralement à surmonter ce blocage et apprennent à « faire comme si », en utilisant les éléments présents comme des indices qui leur permettent de construire une situation d’entraînement (« Disons que c’est le bar où je vais d’habitude »). Les discussions concernant le marquage social des pratiques addictives aboutissent généralement à un accord entre le patient et le thérapeute.
La dimension sociale des situations simulées renvoie également à la nature relationnelle des pratiques addictives. Les situations susceptibles de conduire à la rechute sont souvent caractérisées par la présence « d’autruis significatifs » pour le patient (Mead, 1934) : l’écailler du marché, les amis au restaurant, etc. Les pratiques addictives sont étroitement liées aux relations sociales.
Les thérapeutes sont conscients de cette dimension mais peinent à la prendre en compte dans le cadre de la TERV. En effet, la TERV cible certaines situations mais dissocie les pratiques addictives de leurs contextes de sociabilité. Alors que les addictologues s’efforcent de modéliser les environnements virtuels dans les moindres détails sur le plan matériel, ils ne voient pas comment intégrer des personnes, en particulier des proches (amis et famille), dans ces environnements afin d’affiner les situations d’exposition.
Ainsi, il semble que la TERV ne permette pas de traiter la dimension collective des comportements d’addiction. La consommation en couple est par exemple perçue comme une situation susceptible de mettre en échec cet outil à visée individuelle. Un addictologue concède que la TERV ne peut pas être utilisée pour travailler sur « l’aspect purement relationnel » des pratiques addictives. Cette dimension relationnelle semble donc constituer une pierre d’achoppement dans la modélisation et la mise en œuvre des situations d’entraînement virtuelles ; le recours à d’autres outils comme l’entretien de couple permettant de pallier cette lacune.
Perspectives
Cette étude de cas montre que le manque de réalisme graphique ne constitue pas nécessairement une entrave à l’utilisation de la réalité virtuelle pour mettre en œuvre des situations d’entraînement. L’immersion dans un environnement virtuel peu réaliste sur le plan graphique peut créer un sentiment de présence spécifique, permettant aux personnes de s’engager sur le mode de l’entrainement. Notre analyse suggère même qu’un environnement virtuel trop réaliste ne serait pas propice à l’entraînement, car il ne permettrait pas la réflexivité nécessaire à l’apprentissage.
De même, on peut faire l’hypothèse que l’utilisation croissante de la réalité virtuelle comme outil de sensibilisation pour mieux comprendre le point de vue d’autrui dans des situations problématiques (harcèlement, violence sexuelle, discrimination fondée sur le genre, racisme) devrait se fonder sur la déconnexion entre la stimulation émotionnelle induite par le sentiment de présence dans un environnement virtuel, et la préservation d’une capacité réflexive par la mise en œuvre d’une expérience pas totalement immersive.
Enfin, en montrant que le manque de plausibilité sociale des situations d’exposition peut nuire à la simulation, cette étude invite à réfléchir plus globalement à l’importance de la plausibilité sociale dans d’autres cas d’utilisation de la réalité virtuelle. Elle attire l’attention sur l’importance de la dimension sociale des situations virtuelles, à la fois en termes de styles de vie selon les caractéristiques sociales (âge, genre, classe sociale, etc.) et de relations.
Sources :
Bourdieu, P., 1979. La distinction. Critique sociale du jugement. Editions de Minuit.
Mead, G.H., 1934. Mind, Self, and Society from the Standpoint of a Social Behaviorist. The University of Chicago Press.
En savoir plus :
Borelle Céline & Former Elsa, 2024, « Reality check: The issue of social plausibility in Virtual reality therapy with addiction patients”, Social Science & Medecine, vol 344 Reality check. The issue of social plausibility in Virtual reality therapy with addiction patients – ScienceDirect
Stratégie adoptée dans le cadre des thérapies cognitives et comportementales qui consiste à mettre une personne dans une situation problématique pour elle
thérapie par exposition en réalité virtuelle (TERV)
Notion qui désigne le fait d’exposer des patients dans des environnements virtuels.
Terme utilisé en addictologie pour désigner le désir irrépressible de consommer une substance ou de s’adonner à une activité.