Le premier correspond aux actions de communication sur l’intérêt de ces outils au sein des entreprises, permettant de sensibiliser les salariés aux usages potentiels de ces outils.
Le deuxième registre renvoie aux dispositifs à mettre en place lors du déploiement d’un outil, pour permettre aux salariés de se familiariser avec les fonctionnalités de celui-ci (ateliers organisés par les ambassadeurs digitaux, tutoriels mis en ligne pour apprendre à maîtriser les fonctionnalités d’un outil ou aide à la prise en main de nouveaux outils par des acteurs missionnés localement).
Le troisième registre, d’une très grande importance, mais souvent oublié dans les dispositifs d’accompagnement, rappelle que les usages ne sont pas uniquement une affaire de communication et de maîtrise des outils. Ils sont bien le résultat des processus sociaux qui se déroulent dans des contextes locaux, processus pendant lesquels les membres d’un collectif de travail (plus ou moins pérenne/éphémère) discutent et se mettent d’accord sur la valeur ajoutée de ces outils dans le travail, sur les usages pertinents à leurs yeux à développer par rapport à leur activité (à un moment donné), sur des règles d’usages collectifs, voire parfois, sur les changements à opérer pour réussir cet ajustement entre activité et fonctionnalités des outils.
La transformation digitale n’est pas seulement une question de maîtrise d’outils, mais aussi de co-construction des usages en lien avec l’activité.
D’une part, la digitalisation évoque des mutations macro-économiques majeures liées à l’automatisation, au bouleversement des frontières et des modes de régulation de secteurs d’activité comme la distribution, l’hôtellerie ou le transport. On parle à cet égard de l’économie des plateformes, qui renvoie à la mise en relation, via l’intermédiaire de plateformes numériques (BnB, Uber, etc.), d’une offre et d’une demande de biens ou de services [1, 2]. A ce niveau macro-économique, les questions portent sur l’évolution du nombre d’emplois et les mutations du statut salarial.
D’autre part, à l’échelle de l’entreprise, la notion de transformation digitale est non seulement utilisée en référence à ces mutations larges (qui génèrent des interrogations fortes sur l’emploi et l’avenir de certaines activités), mais renvoie aussi à l’introduction d’outils numériques dans le travail (smartphones, tablettes, outils de communication instantanée, outils collaboratifs permettant le partage de documents, de vidéos, d’agendas, etc.). En ce sens, la digitalisation s’inscrit dans la lignée des transformations entamées depuis les débuts de l’informatisation dans les années 1990 et l’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les années 2000, faisant évoluer les activités et les modes de coordination au travail [3].
Le « travail d’accompagnement » de la transformation digitale
Pour éclairer cette facette de la transformation digitale, cet article s’appuie sur une enquête menée au sein d’Orange en 2017-2018, d’une part, auprès d’une quinzaine de managers de proximité opérationnels [4] et, d’autre part, d’une quinzaine d’autres acteurs en charge de la digitalisation, appelés dans cet article « acteurs relais ». Ces derniers sont très variés : ambassadeurs digitaux, ambassadeurs de l’innovation pédagogique et digitale, chefs de projet digital, responsables de digitalisation pour les différentes fonctions, animateurs de communautés sur le réseau social interne etc. Pour les managers de proximité opérationnels, traditionnellement désignés comme des « courroies de transmission » de l’entreprise de par leurs missions de relais et de mise en œuvre des transformations au sein de leurs équipes, la digitalisation fait partie des multiples changements (de métier, d’organisation, de procédés). Cet article s’intéresse plus précisément aux manières, moins connues, des acteurs relais d’accompagner les « transformations numériques » [5].
L’analyse permet d’identifier plusieurs registres discursifs utilisés par ces acteurs relais, qui révèlent différentes représentations du numérique, ainsi que divers modes d’action pour le diffuser.
Comment les acteurs « relais actifs de la digitalisation » comprennent-ils les différents aspects de la transformation digitale ? Quelles sont les dimensions qui leur semblent déterminantes ? Par quels mécanismes s’engagent-ils dans l’accompagnement de leurs collègues ?
Des travaux ont porté sur les dispositifs d’accompagnement, comme ceux de Marie-Anne Dujarier [6] qui distingue, dans la conduite des grands changements menés par les cadres, les dispositifs de procédés (nouvelles règles et procédures à respecter), les dispositifs de finalités (définissant des objectifs à atteindre) et les dispositifs d’enrôlement (délivrant des messages et des discours de justification et d’accompagnement).
Les entretiens menés auprès des acteurs relais chez Orange ont permis d’identifier trois grands types de registres discursifs mobilisés, qui correspondent aussi à trois manières de justifier le numérique et de l’accompagner de manière concrète. La combinaison de ces registres montre comment la digitalisation donne des prises d’action concrètes, au-delà du discours abstrait, pour mener à bien le travail d’accompagnement auquel ces relais actifs se sont engagés.
Trois registres pour définir la transformation numérique et l’accompagnement dans le déploiement des outils
La digitalisation, un registre qui a trait à la « posture », au « discours »
Un premier registre discursif identifié a trait à la posture ou à la philosophie associée à la digitalisation : celle-ci est définie comme un changement d’état d’esprit ou de valeurs induisant des évolutions dans les comportements individuels (« curiosité », « ouverture ») et dans le fonctionnement organisationnel (« décloisonnement », « agilité »). Cette vision est proche des discours portés par la direction de l’entreprise et les actions de communication. On la retrouve notamment chez les relais qui occupent un poste transverse au sein de leur entité et qui sont plus éloignés des activités productives.
« Pour moi, la transformation digitale, c’est une philosophie, une façon de faire les choses (…) avec le numérique, je peux faire autrement. » (Responsable digitalisation)
« Pour moi, c’est que tous les managers et tous les salariés soient dans la culture que j’essaie d’inculquer… des valeurs digitales, c’est-à-dire demain développer la transversalité, manager avec son équipe en écoutant les feed-back, avoir la reconnaissance pour ses équipes, savoir lâcher prise quand tout fout le camp, savoir lancer des trucs en se disant qu’on va se prendre des tartes, mais que ce n’est pas grave… » (Responsable transformation digitale)
Le numérique est vu ici comme « ouvrant le champ des possibles ». La vision est résolument optimiste et très englobante puisque la digitalisation aurait des effets par elle-même sur les manières de travailler (de façon collaborative, en faisant circuler l’information, etc.), sans qu’il soit nécessaire d’aborder concrètement et précisément les transformations organisationnelles que cette mutation engendrerait.
La digitalisation, une affaire de familiarisation avec les fonctionnalités d’un outil
À côté de cette vision somme toute très idéologique, d’autres relais actifs associent la digitalisation à une affaire de technique. Digitaliser, c’est avant tout, selon eux, utiliser les outils, se familiariser avec leurs fonctionnalités et intégrer leur usage dans le quotidien, sans se poser spécifiquement la question de leur apport dans un contexte professionnel. Ce registre complète le premier en lui donnant plus de prises pour l’action : l’accompagnement n’est pas une affaire de discours, mais de familiarisation avec les outils numériques, et passe par la formation, l’aide et le suivi des usages, renforçant ici le rôle des dispositifs de procédés et d’objectifs évoqués plus haut.
« Ce que je vais appeler la « posture digitale », en soi, c’est connaître les outils, savoir un petit peu ce que je peux en tirer et réfléchir à comment je peux vraiment me faciliter la vie avec. » (Responsable digitalisation, assistance technique)
Ces pratiques sont au cœur de l’activité des ambassadeurs et des diffuseurs du numérique à travers les ateliers qu’ils animent, où s’échangent trucs, astuces et connaissances à visée opérationnelle. Les relais actifs soutiennent que c’est par ces actions que les outils numériques peuvent prendre du sens et donner une dimension concrète aux discours.
La digitalisation, une affaire d’ajustement entre numérique et activité
Le troisième registre de discours met l’accent sur la manière dont le numérique s’inscrit dans les pratiques professionnelles au quotidien et se révèle en quelque sorte « au service » de l’évolution des métiers, en répondant à des questions concrètes, par exemple dans la relation avec les clients. Accompagner signifie alors partir de la connaissance et des besoins exprimés par les salariés dans leur quotidien professionnel pour leur montrer comment le numérique peut, non pas proposer une rupture ou un virage, mais au contraire permettre de mieux travailler dans la continuité de leur logique professionnelle.
« J’ai formé à peu près 200 techniciens à l’usage du réseau social interne… Des formations que j’ai orientées vraiment sur l’utilisation par les techniciens, en prenant le temps d’avoir des débats sur les enjeux de ce genre d’outil, et du digital en particulier, en reprenant plein d’exemples qu’eux connaissent au quotidien dans les outils qu’ils utilisent dans leur vie privée. » (Ambassadeur de l’innovation pédagogique et digitale, formation)
L’idée est d’opérer une sorte de couplage entre logique technique et logique métier, en organisant des discussions collectives autour de la valeur ajoutée dans le travail par un nouvel outil [7]. Un responsable de digitalisation aide ainsi les boutiques à alimenter, voire à créer, leurs pages Facebook pour augmenter leur influence, de même qu’il entraîne des managers à s’exprimer sur Twitter. Un autre aide ses collègues à trouver des usages susceptibles de les intéresser sur le réseau social interne.
« Tu viens nous voir, on t’écoute, on te montre ce qu’on a déjà fait, les fonctionnalités et à quoi ça peut servir. On rédige avec toi ton cahier des charges. Donc, tu dis : « Voilà, moi, dans ma vie avec mon équipe, je fais ça, ça et ça. J’ai besoin de ça, ça et ça. » Et ensuite, une fois qu’on a ton cahier des charges, on t’aide à fabriquer la communauté, on la « designe » pour qu’elle ressemble à un site web, on met toutes les fonctionnalités à l’intérieur. Ensuite, on la livre au manager et ensuite, on vient – et c’est obligatoire – former l’équipe à l’utilisation de la communauté. » (Responsable digitalisation, RH)
L’idée selon laquelle la digitalisation serait une philosophie ou un état d’esprit n’est pas absente, mais elle s’articule autour d’actions de terrain et de la conviction qu’il faut partir des activités et des initiatives existantes pour développer les usages et légitimer les transformations.
Les trois registres présentés permettent donc de légitimer le numérique et de lui donner du sens ; ils fournissent aussi aux relais actifs des prises pour agir et justifier leurs actions. Le registre de la « révolution culturelle » véhicule une image positive et incontournable du numérique, tandis que la volonté de familiariser les salariés avec l’outil et de travailler l’appropriation de celui-ci dans leur activité permet de trouver un mode d’action (formation, ateliers, débats, etc.). Grâce à l’entrée par la technique et par l’activité de travail, les relais actifs parviennent à intéresser les acteurs de terrain, en les aidant à rapprocher le numérique de leur quotidien. Dans les discours, les trois registres sont souvent entremêlés et se renforcent plus qu’ils ne s’opposent.
Les managers de proximité et le numérique : une transformation parmi d’autres ?
Même si les managers de proximité rencontrés n’ont pas de rôle ou de fonction spécifique dans les changements entraînés par le numérique, ils doivent néanmoins accompagner leurs équipes dans les renouvellements d’équipements, d’organisation et de pratiques. De ce fait, le numérique entre dans leur périmètre d’action.
Par rapport aux acteurs relais, les managers de proximité insistent sur le fait que le numérique est à l’œuvre depuis longtemps et qu’il s‘inscrit dans la continuité des changements techniques déjà vécus (informatique, arrivée d’Internet), voire dans des transformations de métiers, d’organisation ou dans la définition du service rendu au client.
Les managers interprètent la digitalisation non pas comme un changement de « posture », de « culture » (expressions entendues chez les relais actifs), ou comme une transformation organisationnelle, mais comme une évolution plus concrète et plus circonstanciée. Ils articulent numérique et préoccupations productives.
Comme certains relais actifs, les managers de proximité s’appuient sur l’activité et sur les besoins des salariés pour ancrer la digitalisation et mobilisent le troisième registre, c’est-à-dire celui qui insiste sur l’articulation entre numérique et activité de travail. Les managers de proximité qui sont dans des entités commerciales associent notamment le numérique à des gains, des apports en termes de simplification, d’optimisation du temps, de meilleure coordination, qu’il s’agisse de trouver une information, d’être plus autonome dans la gestion des procédures ou de garder une trace. En cela, à leurs yeux, la digitalisation s’inscrit non seulement dans la continuité des changements techniques déjà vécus, mais surtout dans les logiques de gestion existantes. Pour les managers, mettre le digital au service de l’activité signifie précisément faire du numérique un outil au service du chiffre d’affaires et de la productivité. D’une manière plus générale, pour eux, la mobilisation des outils numériques doit répondre à une meilleure atteinte des objectifs qui leur sont fixés, en termes d’autonomie pour leurs équipes, de simplification, d’optimisation du temps ou d’une meilleure coordination.
« C’est comme ça que je me l’explique aujourd’hui, la digitalisation, c’est une façon de s’organiser différemment, déjà, de gagner du temps, d’optimiser son temps. » (Manager service informatique)
Finalement, les managers rencontrés voient la digitalisation, ancrée dans les dispositifs de finalités évoqués plus haut, comme une composante des processus de rationalisation à l’œuvre depuis plusieurs années et à plusieurs niveaux dans l’entreprise.
« Le business, c’est la première chose, y a que ça dans la vie. Si moi, un jour, je présente un plan d’action, on va digitaliser, on va me dire : « Combien ça coûte, combien ça rapporte ? » Si je ne peux pas convaincre, je suis perdant d’avance. La digitalisation, ça marche si on arrive à la vendre d’un point de vue business. » (Manager en boutique)
Pour les managers, comme pour les relais actifs, accompagner la transformation numérique consiste à donner du sens, à redonner une certaine cohérence aux injonctions et à faire face aux inquiétudes et aux réticences éventuelles.
Mais ce qui distingue les managers des relais actifs, c’est bien l’empreinte d’une logique gestionnaire (relative à l’atteinte des objectifs qui leur sont fixés) dans leur mise en œuvre de la transformation numérique, qui permet une forme de réassurance concernant leurs missions et leurs fonctions. Leurs modes d’action visent alors à inscrire les discours sur la digitalisation dans la réalité du travail au quotidien, dans ses contraintes de gestion et dans la continuité des précédentes réorganisations ou mutations technologiques.
Ainsi, les managers jouent un rôle important dans l’appropriation des outils numériques au sein des collectifs de travail. Le développement des usages collectifs dépend aussi de leur capacité à orchestrer les discussions visant l’ajustement entre les outils numériques et l’activité de leur équipe.
Sources :
[1] S. Abdelnour, S. Bernard, « Vers un capitalisme de plateforme ? Mobiliser le travail, contourner les régulations », La Nouvelle Revue du travail [en ligne], n°13, 2018 – https://doi.org/10.4000/nrt.3797
[2] D. Cardon, A. Casilli, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Bry-sur-Marne, Ina., 2015
[3] M. Benedetto-Meyer, A. Boboc, Sociologie du numérique au travail, Ed. Armand Colin, 2021
[4] Les éléments concernant cette partie de l’enquête, sur les managers de proximité, sont issus du rapport : M. Benedetto-Meyer, « Accompagnement du changement digital : quelles expertises, quelles modalités concrètes, quelle place pour les managers ? », Rapport CRE Orange H03172, 2017.
[5] M. Benedetto-Meyer, A. Boboc, « Accompagner la « transformation digitale »: du flou des discours à la réalité des mises en œuvre », revue Travail et Emploi, n°159, 2019
[6] M.-A. Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, 2015
[7] A. Boboc, « Numérique et travail : quelles influences ? », Sociologies pratiques, n°34, 2017
En savoir plus :
Benedetto-Meyer, A. Boboc, Sociologie du numérique au travail, Ed. Armand Colin, 2021