· Un travail de recherche en sociologie, basé sur une enquête menée auprès de petites entreprises au Sénégal, questionne le rapport à la bancarisation et au mobile money.
· Les dynamiques collectives sont déterminantes dans l’adoption et les usages du dispositif bancaire et du mobile money.
· Les services de mobile money s’accordent davantage aux contraintes professionnelles et aux besoins de liquidité, sans pour autant se substituer aux services bancaires.
Les services de offrent la possibilité aux personnes disposant d’un mobile, mais pas nécessairement d’un compte bancaire, d’effectuer des dépôts et des transferts d’argent, ainsi que des paiements. Ces services sont accessibles directement depuis le téléphone mobile, via des menus , utilisables y compris sur des téléphones cellulaires, et/ou des applications sur smartphone. Depuis le lancement de M-Pesa au Kenya en 2007, d’Orange Money en Côte d’Ivoire et de Wari au Sénégal en 2008, les services de mobile money se sont largement multipliés en Afrique subsaharienne où la GSMA en dénombre 156 en activité en 2023, soit la moitié du nombre total de services en activité dans le monde [1]. L’écosystème du mobile money est particulièrement dynamique en Afrique de l’Ouest, qui est présentée comme la « nouvelle locomotive du mobile money », avec 68 services en activités recensés et 356 millions de comptes enregistrés en 2023 [1]. Les services de mobile money ont ainsi contribué à élargir et diversifier l’accès à des services financiers. Des travaux de recherche menés conjointement par Orange Research et le laboratoire « Les Afriques dans le Monde » (CNRS/Sciences Po Bordeaux) montrent notamment la tendance à la généralisation de l’usage du mobile money parmi la population des petits patrons et de personnes travaillant à leur propre compte dans le secteur dit informel de la région de Dakar, alors que seule la moitié d’entre eux possède un compte bancaire, principalement dans un institut de microfinance [2]. Dans un tel contexte de diffusion de nouveaux modèles de services financiers, que devient le rapport à la bancarisation, longtemps constituée en principale modalité d’inclusion financière ? Une enquête qualitative réalisée en 2021 et 2022 auprès de petites entreprises sénégalaises révèle les logiques plurielles de la bancarisation. Elle expose également les critiques qui lui sont adressées, notamment en lien avec l’organisation professionnelle et le besoin de liquidité, et questionne l’alternative proposée par le mobile money.
Présenté comme une alternative au cash, c’est pourtant la relative facilité d’accès aux liquidités permise par le mobile money qui justifie aussi l’adhésion à celui-ci.
Des logiques plurielles de bancarisation
Au Sénégal, l’expérience de la bancarisation reste minoritaire et l’ouverture d’un compte auprès d’une institution bancaire ne résulte pas d’une initiative purement individuelle, mais s’inscrit dans des dynamiques collectives.
La bancarisation peut avoir été réalisée en amont et indépendamment de l’activité entrepreneuriale. C’est par exemple le cas des individus ayant été auparavant étudiants ou salariés dans le secteur formel et qui ont procédé à l’ouverture d’un compte bancaire afin de percevoir leurs bourses d’études ou leurs salaires.
L’ouverture d’un compte bancaire peut également avoir lieu après le lancement de l’entreprise, au contact des fournisseurs et des clients ayant des exigences sur les modalités de paiement en lien avec leurs propres contraintes de traçabilité et de formalisme juridique. Dans ces cas, ce sont les diverses formes d’interdépendances vis-à-vis d’autres acteurs qui s’avèrent cruciales. Il arrive ainsi que des collaborations ponctuelles ou durables avec des organes de l’État, des grandes entreprises nationales et internationales ou encore des ONG intervenant sur le territoire, débouchent sur un processus de bancarisation, motivé dans un premier temps par la perception d’une rémunération sous la forme de chèques ou de virements bancaires de la part de ces structures.
Pour autant, la démarche de bancarisation, même lorsqu’elle intervient en lien direct avec l’activité professionnelle, se traduit chez les acteurs rencontrés par une ouverture de compte en leur nom propre et non à celui de l’entreprise.
La dépendance des petites entreprises vis-à-vis des plateformes numériques peut également constituer un autre motif de bancarisation, lorsqu’il s’agit par exemple de payer par carte bancaire des frais de publicité sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram.
La démarche de bancarisation peut aussi se faire dans un registre explicitement stratégique. L’ouverture d’un compte bancaire est alors présentée comme un gage de crédibilité et de professionnalisme, par exemple nécessaire pour se voir accorder des visas ou des prêts. Il peut ainsi arriver que deux comptes soient ouverts dans deux institutions bancaires distinctes, en prévision de futurs besoins d’argent, afin de maximiser les chances d’obtenir un crédit.
La justification de la démarche de bancarisation peut par ailleurs s’accompagner de jugements négatifs à l’encontre de l’accumulation du cash. Les expériences de vol, ou les récits de magasins qui prennent feu, conduisent à doter l’ouverture d’un compte, auprès des institutions financières, d’une signification morale : cela est perçu comme une attitude prévoyante, susceptible d’être encouragée collectivement. Cet encouragement se lit par exemple dans les propositions de mise en contact, effectuée par le réseau personnel, auprès de ces institutions. Celui-ci jouera un rôle de conseil et d’accompagnement dans les différentes démarches. Le choix de l’établissement bancaire se fait moins à la suite d’une comparaison à visée optimisatrice entre différentes offres disponibles qu’en lien direct avec les possibilités de mise en relation offertes par le réseau personnel et professionnel, et la garantie de la confiance qui en découle.
Les dépôts et les retraits bancaires face aux contraintes de l’organisation professionnelle et au besoin de liquidité
Pour autant, l’ouverture d’un compte bancaire ne signifie pas nécessairement une adhésion durable et irréversible au dispositif, comme cela a pu être observé dans d’autres travaux de recherche menés à Dakar [3].
Plusieurs enquêtés racontent avoir finalement abandonné leurs comptes bancaires pour des motifs liés à l’organisation de leur activité. Ainsi, les commerçants boutiquiers, les vendeurs en porte-à-porte, les artisans d’art et les marchands ambulants, davantage que certains prestataires de services (agence de voyage, studio photo, réparation de matériel informatique…), insistent sur une incompatibilité entre leur activité et le recours régulier aux services de la banque, et en particulier pour le dépôt et le retrait de l’argent, quand la majorité de leurs transactions se fait en liquide. En effet, les gains réalisés servent soit à s’approvisionner en marchandises, parfois de façon journalière, soit à assurer des dépenses courantes, qu’elles soient liées ou non à l’activité professionnelle. Cela se traduit chez les acteurs par une difficulté à faire concorder leurs besoins de gestion quotidienne avec le dispositif bancaire.
Ainsi, la démarche consistant à déposer à la banque les gains réalisés peut être observée de façon régulière, comme elle peut être abandonnée au fil du temps. Cet abandon progressif des visites à la banque est aussi fréquemment motivé par la lourdeur de la démarche consistant à se rendre en agence, à accorder les horaires de cette dernière à ceux de l’activité professionnelle, à parcourir une certaine distance géographique ou encore à subir des files d’attente.
Plusieurs mettent également en avant le caractère jugé « exorbitant » des frais de tenue de compte dans le cas des banques conventionnelles. Les montants sont dépeints comme injustifiés et cela amène à faire peser sur l’institution bancaire le soupçon de « l’arnaque » et du « vol ». Les acteurs condamnent alors ces pratiques, comme c’est le cas par exemple d’un commerçant qui voit le montant déposé sur son compte se réduire au fur et à mesure que la banque prélève les frais de tenue de compte.
Les commerçants dont l’activité est marquée par de fortes variations saisonnières, à l’instar de ceux qui se positionnent dans le secteur touristique, ont également une moindre tendance à adhérer au modèle bancaire. Dans les périodes où « l’argent est juste », les enquêtés perçoivent très négativement le fait de subir des frais de tenue de compte.
Le mobile money comme réponse alternative ?
Par contraste, les services de dépôt et transfert proposés par les services de mobile money ont plus de chances de s’accorder aux contraintes professionnelles des petits commerçants et entrepreneurs, et en particulier à leur besoin courant de liquidités. Alors que les agences bancaires sont rares, les fournisseurs de mobile money s’appuient sur un vaste réseau d’agents agrégés, opérant exclusivement pour une marque, ou bien pour plusieurs, dans des espaces dédiés ou non à cette activité.
À Dakar plus qu’à Saint-Louis, par exemple, on remarque une certaine propension des commerçants à l’usage du mobile money, surtout chez les plus jeunes pour qui l’adoption du mobile money précède le lancement de l’activité professionnelle, ou à le justifier par une norme dominante imposée par leur clientèle. En effet, comme pour les logiques de bancarisation mentionnées plus haut, les clients jouent un rôle clé dans l’adhésion à ces nouvelles pratiques. Symétriquement, les commerçants qui ont affaire à des touristes occidentaux rendent compte du fait qu’ils ont moins recours, dans le cadre de leur activité professionnelle, au transfert mobile que leurs homologues dont les clients sont sénégalais.
Mais le rapport à la clientèle n’est pas le seul type d’interdépendance déterminant dans l’adoption de cet outil. Les commerçants dont les fournisseurs se trouvent dans d’autres villes et qui auparavant avaient recours soit à la Poste et aux mandats cash, soit à un transporteur de confiance, sont plus enclins à adopter le transfert mobile. Mais là encore des formes de rejet du dispositif peuvent s’observer, vraisemblablement en lien avec d’autres facteurs que l’organisation professionnelle (niveau d’études, appartenance générationnelle, genre…), ce qui nécessiterait un dispositif d’enquête plus large pour les analyser.
Le recours au mobile money est néanmoins rarement synonyme d’une épargne ou d’un dépôt durable sur le compte mobile. Comme avec la bancarisation, le besoin de liquidité découle de l’organisation de ces commerçants. Pour certains, le retrait de l’argent déposé permet aussi d’échapper aux sollicitations familiales de prêts ou de transferts à distance – le liquide permettant de s’en affranchir. Le retrait de l’argent peut par ailleurs avoir lieu dans le cadre d’une logique précautionneuse visant à éviter l’annulation frauduleuse de l’opération par le client. Les commerçants se décrivant comme « les plus avisés » transfèrent quant à eux les sommes perçues vers un deuxième compte qu’ils auraient créé à cet effet.
Cependant, il faut noter que si, avec le mobile money, les contraintes géographiques et temporelles d’usage du compte bancaire conventionnel sont réduites, elles ne disparaissent pas totalement. Ceci est notamment lié à l’habitude de retrait de l’argent perçu. Il arrive en effet que les commerçants n’acceptent plus les transferts mobiles à partir du moment où les agents de mobile money à proximité ont fermé leurs boutiques, même si les horaires du commerce débordent par rapport à ces derniers.
Si les services de mobile money ont effectivement contribué à transformer le paiement et le transfert, toutes les pratiques financières des commerçants et entrepreneurs ne se trouvent pas pour autant affranchies d’une dépendance vis-à-vis de la banque conventionnelle. Certaines collaborations économiques avec des clients et des fournisseurs obligent les acteurs les plus établis à l’incorporation des chèques et des virements dans leur activité. La bancarisation demeure une marque de professionnalisme ouvrant le champ de certaines collaborations économiques, en particulier à l’international. Mais surtout, il reste un autre motif régulièrement invoqué derrière la fidélité au système bancaire conventionnel : pour les plus établis, seule l’institution bancaire peut fournir des prêts à la hauteur des investissements jugés nécessaires à l’expansion de leur activité. En effet, le discours des enquêtés associe très régulièrement financement bancaire et expansion de l’activité, même quand celle-ci prend l’allure d’une projection lointaine et idéalisée. La prévision d’un financement bancaire encourage certains enquêtés à anticiper et ainsi à adhérer précocement à ce système en ouvrant un compte bancaire, même s’ils restent critiques sur les autres services de la banque, en pointant la lourdeur des procédures de dépôt, de retrait et de transfert.
En conclusion
Si la banque conventionnelle continue d’être une option incontournable pour une partie des « entrepreneurs » rencontrés au cours de cette enquête, il ne faut pas oublier que leur cas demeure minoritaire à l’échelle du Sénégal, au même titre que dans la plupart des pays d’Afrique sub-saharienne. De plus, les motifs de leur fidélité au modèle bancaire (collaboration avec des institutions et des entreprises formelles nationales et internationales, projets d’expansion, etc.) témoignent déjà de leur position économique relativement établie.
Si, à l’inverse, les services de dépôt et de transfert dotent la finance mobile d’un avantage concurrentiel très net sur la finance conventionnelle, c’est notamment en ce qu’ils s’accordent aux contraintes professionnelles des acteurs les moins établis, et notamment à leurs besoins en cash. Cela constitue un paradoxe : si le projet d’inclusion financière va aujourd’hui de pair avec un projet de digitalisation de l’argent, sa réussite auprès des populations les plus en marge du système bancaire s’explique en partie par la dépendance de ces dernières vis-à-vis du cash. C’est en effet la relative facilité d’accès aux liquidités permise par le mobile money, via les transferts et les retraits, qui justifie souvent l’adhésion à celui-ci, alors qu’il est présenté comme une alternative au cash.
Pour autant, qu’il s’agisse du cas des acteurs établis ou des plus marginaux, le financement bancaire reste décrit dans les discours rencontrés comme étant incontournable en ce qui concerne les financements conséquents. Mais cette option demeure néanmoins controversée, comme le souligne un autre volet de l’étude (cf. « Financement institutionnel et solidarités interpersonnelles au Sénégal »).
Présentation de l’enquête de terrain :
L’enquête est basée sur 45 entretiens réalisés entre Dakar, Saint-Louis et leurs régions en 2021-2022, auprès de petits patrons et de personnes travaillant à leur propre compte. Parmi les enquêtés, nous comptons des artisans, des commerçants, des auto-proclamés « entrepreneurs », des prestataires de services, et ce dans différents domaines d’activité (textile, alimentaire, électroménager, restauration, livraison, agences de voyage…).
L’ensemble des 45 enquêtés est composé de 16 femmes et 29 hommes, âgés entre 19 et 71 ans.
Aucune des personnes interrogées ne se plie aux normes de la comptabilité en vigueur dans la région, ce qui renvoie leurs entreprises au secteur informel selon le critère de l’ANSD (Agence Nationale de Statistique et de Démographie), bien qu’ils aient pour la plupart procédé à des démarches de formalisation administratives (identification nationale et inscription au registre du commerce).
Le travail de terrain a été mené grâce à l’accompagnement et au travail de traduction de Mamadou Mountaga Toure et de Fatoumata Ba, que nous remercions.
Sources :
[1] GSMA (2024), « Le point sur le secteur : les services de mobile money dans le monde », rapport 2024.
[2] Gire, F., Mellet, K., Saïdali, A. (2020), « Pratiques financières des entrepreneurs de l’informel dakarois et mobile money« , Hello Future, Blog Recherche.
[3] Gire, Fabienne (2021), « Entrepreneurs de l’informel à Dakar – Pratiques financières et mobile money – Analyses secondaires des enquêtes Orange/LAM 2017-2019 ». Rapport interne Orange.
En savoir plus :
- le secteur dit informel dans la région de Dakar, les usages du mobiles et les pratiques financières :
- les usages du mobile en Afrique :
- les pratiques et enjeux de l’argent numérique :
Solution permettant d’accéder à des services financiers (dépôt, transfert, paiement) par l’intermédiaire d’un mobile, sans disposer nécessairement d’un compte bancaire.
Unstructured Supplementary Service Data : technologie de messagerie textuelle permettant de transmettre du texte entre un téléphone cellulaire et une application réseau dans le monde entier. L’USSD permet d’accéder à des services gérés par l’opération de téléphonie mobile en composant par exemple #144# pour accéder à Orange Money au Sénégal depuis un mobile basique.