La sociabilité à l’oeuvre dans les échanges collaboratifs

Les plateformes de consommation collaborative affichent toutes, à des degrés divers, des promesses d’une expérience « humaine » et « conviviale ». Nombreuses se vantent de créer du lien social dans des sociétés post-modernes où il serait devenu déficient. Les études quantitatives pointent que la motivation sociale des utilisateurs se place juste derrière la motivation économique. Cependant, elles ne décrivent pas la réalité vécue par ces utilisateurs.

L’enquête qualitative que nous avons menée auprès de 55 utilisateurs de quatre sites (BlaBlaCar, Drivy, Videdressing, Co-Recyclage) documente cette réalité.

Réussir ensemble des transactions « sympas »

Nous avons été frappés par l’importance des considérations sur ce qu’il convient de faire, ou au contraire d’éviter de faire, pour que les transactions collaboratives se déroulent bien et soient « sympas ». Cette élaboration commune des bons usages est facilitée par le fait que les particuliers ont davantage d’empathie à l’égard d’autres particuliers que de professionnels. Ainsi Aurélie, 33 ans, technicienne son, ne discute pas les points de rendez-vous que les offreurs proposent sur BlaBlaCar : « Je ne veux pas embêter la personne qui est conductrice ». Ils se projettent d’autant plus à la place de l’offreur qu’ils endossent parfois les deux rôles, comme ceux qui sont tantôt conducteurs, tantôt passagers sur BlaBlaCar, ou ceux qui sont offreurs sur une plateforme (par exemple vendeurs sur Le Bon Coin) et demandeurs sur une autre (par exemple locataires sur Drivy).

Les tâches communes que se donnent offreurs et demandeurs consistent essentiellement à fluidifier l’échange en étant réactifs et précis dans l’ajustement en ligne de la transaction, ponctuels et efficaces dans la clôture de l’échange. Il s’agit également de co-construire la confiance mutuelle, favoriser la convivialité, s’adapter à ses interlocuteurs « On va dire qu’on se rassure un petit peu mutuellement, ça a toujours été comme ça, plutôt sympa, plutôt correct », témoigne Julien, 32 ans, banquier, utilisateur de Drivy.

Les particuliers se donnent pourtant des rôles asymétriques dans l’échange collaboratif. L’offreur a la responsabilité première du bon déroulement de la transaction. La posture des conducteurs sur BlaBlaCar est emblématique de cette responsabilité des offreurs : la plupart d’entre eux ne laissent jamais le volant. Les conducteurs assument jusqu’à la convivialité de l’échange : ils animent la conversation, gèrent les retardataires en concertation avec les passagers ponctuels, etc. Dans la consommation collaborative, le demandeur n’est pas roi. Il se plie à l’offre, et il le fait d’autant plus quand cette dernière est gratuite. Jean-Marc, 41 ans, policier qui récupère des dons sur Co-Recyclage, l’énonce clairement : « Quand on prend, on vient le chercher, et à l’heure que la personne l’a décidé, voilà ».

Malgré ces efforts de collaboration, la convivialité de la rencontre n’est pas toujours au rendez-vous. Les demandeurs sont surtout marqués par le manque d’égards dont ils sont quelques fois victimes : ils dénoncent les comportements de chauffeurs qui « enquillent les Red Bulls », entassent leurs passagers avec les valises sur les genoux, ou ceux de donateurs qui ne passent pas un chiffon sur les objets dont ils se débarrassent… Mais les fautes marquantes ne sont pas les plus courantes. Le manque de rigueur dans la gestion de son offre en ligne est plus fréquent, excusable pour les uns qui rappellent que l’offreur n’est pas un professionnel, mais agaçant pour les autres qui attendent après des offres qui ne sont plus d’actualité.

De leur côté, les offreurs se plaignent surtout du fait que les demandeurs abusent de leur temps : le coût temporel de leur engagement dans la consommation collaborative est pour les offreurs un enjeu majeur. Ils dénoncent les demandeurs qui posent des questions, alors que les réponses sont sur le site, qui tardent à conclure la transaction, ne sont pas réactifs…

En deuxième lieu, ils s’agacent du fait que certains négocient l’offre. Virginie, 58 ans, secrétaire, dénonce les tentatives des acheteuses avec lesquelles elle est en contact sur Videdressing : « On n’est pas une braderie non plus ! » ; tandis que David, 41 ans, commercial ironise sur le cas d’un locataire qui voulait qu’on lui apporte la voiture à l’aéroport : « Oui, donc je perds une journée pour vous louer une voiture ? ». Il est notable que parmi l’ensemble de ces fautes ne figurent pas les différences de traitements que les offreurs opèrent d’un demandeur à l’autre. De même que l’offreur a le droit de choisir son partenaire, il a le droit d’être plus ou moins arrangeant selon le « feeling » qu’il a avec le demandeur, un arrangement qui n’a pas cours dans une transaction commerciale avec une entreprise. L’interaction collaborative reste une rencontre interpersonnelle entre particuliers. Et la sociabilité qui s’y développe vise en premier à satisfaire le bon déroulement de l’échange.

Le dévoilement de soi

L’analyse du discours des interviewés permet de repérer 1) comment sont qualifiés les partenaires investis dans la transaction collaborative et 2) s’il y a une différence entre les manières de décrire les personnes selon les plateformes. La distinction majeure avec les relations marchandes professionnelles tient dans le dévoilement de l’offreur au cours de la transaction. Ce dévoilement de soi n’a pas lieu sur tous les sites étudiés.

Au plus près de l’échange client/vendeur professionnel, la transaction sur Videdressing laisse les deux parties inconnues et quittes. Les acheteuses ne connaissent des vendeuses que leurs produits et les vendeuses ne savent pas à qui elles vendent. Tout au plus peuvent-elles catégoriser des comportements de « clientes » : il y a les fatigantes, les sympas, etc. Sur Drivy, les rencontres autour de la voiture louée sont d’autant plus rapides qu’elles ont lieu dans la rue. Les locataires expliquent pourquoi ils ont besoin de la voiture, davantage que s’ils louaient à un professionnel, pour rassurer les propriétaires. Les offreurs se dévoilent moins que les demandeurs, et les locataires ne savent pas grand-chose d’eux. La manière dont Jacques, 62 ans, formateur, décrit le dernier propriétaire à qui il a emprunté un véhicule est caractéristique : « C’était un gars assez jeune, une petite trentaine d’années. J’en sais pas plus. (…) On a discuté déplacements, de ce que je faisais, pourquoi j’avais besoin de la voiture, etc. On a plus causé de moi que de lui d’ailleurs. ».

À l’opposé de ces deux premières plateformes, les transactions sur Co-Recyclage et sur BlaBlaCar sont l’occasion, de la part des offreurs, d’un dévoilement de soi qui rompt avec les usages en vigueur chez les professionnels. Sur Co-recyclage, les rencontres décrites sont à géométrie variable. Elles sont plus bavardes quand elles ont lieu au domicile des donneurs (don de mobilier) plutôt que dans la rue (petits objets, vêtements). Contrairement à Drivy, ce sont surtout ici les offreurs qui se dévoilent le plus, tandis que les receveurs peuvent être pudiques sur les raisons de leur recours au don pour s’équiper. Sur BlaBlaCar, les rencontres sont décrites comme très ritualisées, avec des jalons (la prise de contact, le placement dans la voiture…) et des embrayeurs de conversations classiques : « Les gens parlent souvent d’abord du covoiturage. Et après, on parle de nos trucs persos. Il y a toujours un moment où tout le monde se présente» (Carine, 29 ans, journaliste). Les personnes expérimentent, pas toujours mais souvent, une forme d’intimité avec des inconnus. Elles décrivent la richesse de cette expérience à travers deux faces : la surprise de tomber sur des gens avec qui « on a plein de choses en commun » (homophilie) ou, au contraire, celle de rencontrer et de discuter avec des gens « qu’on n’aurait jamais croisés autrement » (altérité). Pourtant, ces rencontres ne durent guère au-delà du temps de la transaction.

Rencontres éphémères, mais expérience riche

S’ils apprécient les rencontres et se disent volontiers ouverts aux autres, les utilisateurs des sites étudiés, surtout quand ils sont en couple, ne cherchent pas à créer de nouvelles relations : « C’est vrai, en tant qu’adulte, on a déjà du mal à gérer sa vie de couple, la famille, les amis proches… Si après, on s’éparpille trop, ça devient compliqué. » (Fanny, 29 ans, RH en recherche d’emploi). Une minorité exprime l’envie de repérer des partenaires pour des activités restreintes aux échanges collaboratifs ou pour étoffer un réseau professionnel. Sur BlaBlaCar, l’instrumentalisation des rencontres n’est pas taboue : pour nombre de conducteurs, la présence des passagers rapporte de l’argent, mais sert aussi à passer le temps et éviter les coups de fatigue. Comme le dit Noémie, 21 ans, étudiante : « Même si ce sont des gens avec qui on ne va pas forcément garder contact, c’est toujours plus agréable et ça passe beaucoup plus vite de discuter et d’échanger. ». De fait, il est rare que les rencontres se prolongent.

À l’exception de Videdressing, nous avons constaté que toutes les plateformes sont propices à de belles rencontres nourries d’un dévoilement de soi. Il arrive qu’une relation amoureuse ou amicale au sens large (copain de tennis, personne revue quelques fois autour d’un verre, etc.) se noue, mais moins d’une demi-douzaine de nos interviewés sont concernés.

Comme l’expliquent bien les travaux sur la sociabilité, extraire une relation du contexte qui l’a vu naître est un processus rare. Il est d’ailleurs frappant de constater que la description des relations nouées grâce aux plateformes est fortement marquée par l’entraide plutôt que par les sentiments interpersonnels. Le récit de Thierry, retraité, 74 ans, donneur d’objets sur Co-Recyclage décrit bien la construction de ce type de lien : « Un jour, je donnais d’anciens numéros d’Opéra International. Une dame m’attendait en bas, et on a commencé à parler musique. Elle a parlé, parlé… Et puis elle m’a dit « Vous ne voulez pas aller prendre un pot ? » Et on ne s’est jamais quittés depuis. Quand j’ai une invitation de trop, je l’invite Elle m’a passé les coordonnées de sa femme de ménage. Et ça crée un petit lien social qui est sympathique. ».

Ce « petit lien social » est bien encore aujourd’hui au cœur de l’expérience des usagers de la consommation collaborative. Cette expérience transforme positivement le regard des particuliers sur les inconnus qu’ils sont susceptibles de rencontrer. En ce sens, elle trouve une richesse qui ne se mesure en rien au caractère durable et affectif des relations qui s’y noueraient.

Les familiers de la consommation collaborative ne cherchent pas à nouer de nouveaux liens lors des transactions qu’ils réalisent. En revanche, l’expérience sociale qu’ils vivent au moment de l’échange est souvent au cœur de leur engouement pour une pratique qui reste avant tout dictée par des considérations économiques. La relation marchande entre particuliers n’est pas directement transposable à la relation entre professionnels et particuliers. Toutefois, son étude invite à une prise en compte accrue des dimensions interpersonnelles des interactions qui ponctuent les parcours clients. L’exemple de la consommation collaborative invite notamment à favoriser entre clients, voire entre clients et professionnels, des postures réversibles d’entraide, des croisements d’expériences, des échanges éphémères.

En savoir plus :

 

  • Bidart C., L’amitié, un lien social, La découverte,1997.

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