· Le financement interpersonnel demeure une alternative considérable aux organismes de crédits.
· Mais une aspiration à une plus grande formalisation du financement apparait dans le discours de certains acteurs.
Des travaux de recherche basés sur une enquête qualitative réalisée auprès de petites entreprises sénégalaises montrent que l’adoption des différentes pratiques financières peut relever d’une comparaison explicite entre les services bancaires d’un côté et les services transactionnels mobiles de l’autre ([1] Article blog « Le mobile money : une alternative au compte bancaire ? Résultat d’une recherche menée au Sénégal. »). S’agissant plus spécifiquement du recours à des financements conséquents, l’option bancaire reste décrite dans les discours rencontrés comme étant incontournable, bien que controversée, ce que laissent transparaître les critiques à son égard et à l’égard de l’institution bancaire plus généralement. Le financement dit « formel » est ainsi fréquemment comparé à celui qualifié « d’informelle », à savoir le financement interpersonnel au sein d’un réseau de proches ou de connaissances, ayant pour particularité d’être généralement non-marchand.
Tu travailles pour la banque !
Tarification et la flexibilité
Il faut cependant se garder d’en conclure que la gratuité est le principal motif d’adhésion au financement interpersonnel. En effet, bien que la critique des services financiers vise fréquemment les pratiques de tarification, celle-ci ne traduit pas seulement la disposition économique et stratégique des acteurs à payer ou non le prix du service, mais aussi un positionnement moral. Car la tarification perçue comme abusive nourrit une méfiance institutionnelle beaucoup plus globale, visant « l’enrichissement » des puissants au détriment du reste de la population. Une enquêtée raconte à ce propos préférer utiliser ses liquidités disponibles pour des prêts ou des dons accordés aux membres de sa communauté, plutôt que de les déposer sur son compte bancaire, concurrençant ainsi le rôle de financeur des banques et autres organismes de prêt.
De plus, l’intérêt versé à l’organisme de crédit, qu’il s’agisse ici des institutions de microfinance ou des banques conventionnelles, est davantage interprété comme une somme versée indûment à l’organisme de prêt concerné (« Tu travailles pour la banque ! ») que comme le prix du temps qui sépare le prêt du remboursement.
Ces significations sociales accordées aux services bancaires traduisent en réalité un certain état des rapports de solidarité dans la société sénégalaise. Qu’il s’agisse de la famille ou des diverses communautés d’appartenance des acteurs, celles-ci demeurent une source considérable d’alternatives non-marchandes au financement par les organismes de crédit. En plus d’être le plus souvent gratuites ou quasi-gratuites, ces modalités de financement offrent une plus grande flexibilité des délais de remboursement et, surtout, une prise en compte des circonstances personnelles de chacun et des « imprévus » qui peuvent surgir dans le cours de l’activité (crise, maladie, etc.). Le défaut relatif de prise en compte de ces considérations dans les divers organismes de prêt les renvoie ainsi à des figures « impitoyables ».
Le financement interpersonnel : entre valorisation et critique
Pour autant, si le financement interpersonnel est une modalité valorisée en lien avec cette flexibilité offerte par le réseau d’entraide, il n’en est pas moins critiqué lui aussi. Certaines dépenses « imprévues » constituent le revers des relations de solidarité. L’obligation de venir en aide en retour aux membres du groupe, engendre une source de dépense difficilement prévisible et complique la gestion et l’anticipation au sein de l’entreprise.
De plus, même si ces pratiques de solidarité sont encore largement courantes, l’enquête fait apparaître dans le discours de certains acteurs une aspiration à une plus grande formalisation du financement. Cela s’explique notamment par le déclin des garanties interpersonnelles lié à l’allongement des chaines d’interdépendance dans lesquelles sont pris les acteurs, et qui débouche sur une anonymisation croissante des rapports économiques.
L’engagement dans des modalités de financement interpersonnel n’a pas toujours pour issue le renforcement des liens communautaires, au contraire, ces derniers s’en trouvent mis à l’épreuve. L’engagement de la réputation et de l’honneur que supposent les modalités de prêts interpersonnels peut être progressivement vécu comme une contrainte ou une source d’abus de la part de l’emprunteur. Les acteurs sont susceptibles de chercher à s’en extraire pour favoriser des dispositifs plus outillés juridiquement et moins soumis à la contingence des connaissances interpersonnelles.
Conclusion
Dans les discours des petits « entrepreneurs » sénégalais, le financement bancaire demeure l’option incontournable, mais controversée, pour de gros montants. Mais dans un contexte où le financement interpersonnel demeure l’alternative la plus courante, les critiques faites à son encontre pourraient toutefois indiquer l’émergence d’une demande de formalisation du crédit, visant notamment à le soumettre à des conventions juridiques et à mieux le réguler dans un contexte d’affaiblissement des garanties interpersonnelles. De ce point de vue, le défi pour les nouveaux acteurs du crédit, au Sénégal et plus largement en Afrique, serait de proposer des services financiers qui, tout en prolongeant certaines des logiques du financement interpersonnel, répondent à la demande de formalisation qui en émane.
Présentation de l’enquête de terrain :
L’enquête est basée sur 45 entretiens réalisés entre Dakar, Saint-Louis et leurs régions en 2021-2022, auprès de petits patrons et de personnes travaillant à leur propre compte. Parmi les enquêtés, nous comptons des artisans, des commerçants, des auto-proclamés « entrepreneurs », des prestataires de services, et ce dans différents domaines d’activité (textile, alimentaire, électroménager, restauration, livraison, agences de voyage…).
L’ensemble des 45 enquêtés est composé de 16 femmes et 29 hommes, âgés entre 19 et 71 ans.
Aucune des personnes interrogées ne se plie aux normes de la comptabilité en vigueur dans la région, ce qui renvoie leurs entreprises au secteur informel selon le critère de l’ANSD (Agence Nationale de Statistique et de Démographie), bien qu’ils aient pour la plupart procédé à des démarches de formalisation administratives (identification nationale et inscription au registre du commerce).
Le travail de terrain a été mené grâce à l’accompagnement et au travail de traduction de Mamadou Mountaga Toure et de Fatoumata Ba, que nous remercions.
Sources :
[1] Article blog « Le mobile money : une alternative au compte bancaire ? Résultat d’une recherche menée au Sénégal. »
En savoir plus :
- le secteur dit informel dans la région de Dakar, les usages du mobiles et les pratiques financières :
- les usages du mobile en Afrique :
- les pratiques et enjeux de l’argent numérique :