“Le sujet d’une ‘cashless society’ catalyse un ensemble disparate d’initiatives et de discours sur les avantages et les inconvénients de l’argent liquide ou non liquide.”
L’argent liquide serait condamné à disparaître au profit des moyens de paiements numériques avec des puces greffées aux cartes bancaires ou des QR codes scannés avec les téléphones mobiles , les bracelets électroniques et les prélèvements automatiques. Les monnaies locales commencent à se numériser progressivement (Blanc et al., 2020, p. 41) tandis que la mise en circulation des cryptomonnaies, rendues célèbres avec le Bitcoin présenté en 2009 et reposant sur le registre de la blockchain (Canard, Sanders, 2018) concurrence les monnaies nationales : elles placent l’espoir de concurrencer le système bancaire privé dans une perspective décentralisatrice et libertarienne. Pourtant, la fonction de moyen de paiement alternatif du Bitcoin s’est progressivement effacée au profit d’un actif financier (Gasull, 2019). En septembre 2021, le Salvador est devenu le premier pays au monde à autoriser le Bitcoin comme devise légale au même titre que le dollar américain, malgré les réticences de la population, d’économistes et d’organismes financiers internationaux. À l’inverse, l’argent liquide est coûteux à produire et exploiter, il est falsifiable, peut servir à des activités illégales, à de l’évasion fiscale ou au travail au noir. Les gouvernements auraient donc intérêt à le remplacer par de l’argent numérique, plus facile à contrôler et à tracer. La pandémie a été l’occasion de relancer le débat public sur l’avenir du cash, alimenté par des inquiétudes liées à la transmission du virus par les billets et les pièces et de nourrir des discours techno-utopistes sur l’envolée du paiement sans contact ou avec les applications mobiles dans le sillage de l’économie de la fintech – ces entreprises qui sont nées grâce aux évolutions numériques et à l’ouverture du marché bancaire aux acteurs non bancaires par les directives européennes de 2007 et 2015. En France, la part des paiements sans contact sur l’ensemble des paiements par carte bancaire est passé de seulement 30% en septembre 2019 à plus de 65% début juin 2020 (1).
Le sujet d’une “cashless society” agrège et catalyse un ensemble varié et disparate d’initiatives, d’innovations, et de discours sur les avantages et les inconvénients de l’argent liquide ou non liquide (Kahn, 2018 ; Théret, 2019), mais aussi sur la valeur intrinsèque des données de l’argent numérique (Beauvisage, 2021). Les jours de la monnaie liquide (le cash) sont-ils comptés ? Une économie sans cash est-elle un horizon réaliste à court ou moyen terme ? Et si, un jour, il n’y avait plus de cash ? Quels sont les discours de promotion et de dénonciation de l’argent liquide et la conduite des comportements économiques qui les sous-tendent ? Y a-t-il des grands mouvements de protection du cash ? Qu’en est-il concrètement des masses de cash en circulation ?
En analysant les discours médiatiques et la littérature institutionnelle, on peut s’appliquer à dresser un panorama des enjeux socio-économiques de la numérisation de l’argent liquide et de la disparition du cash essentiellement en Europe (en particulier en France) et aux États-Unis. L’exploration du sujet de la cashless society est d’abord introduite par une analyse des facteurs économiques, infrastructurels et politiques poussant à la disparition de l’argent liquide, et le modèle de “société zéro cash” qui en résulte. Comment les institutions socio-économiques informent-elles les représentations de l’argent selon sa (dé)matérialité et les croyances économiques ? Comment encadrent-elles son usage quotidien et définissent-elles le cadre moral dans lequel l’argent s’inscrit dans les instances de régulation et de contrôle social ?
La dématérialisation/digitalisation de l’argent liquide, une idée ancienne
Par opposition à la monnaie fiduciaire (billets et pièces), les moyens de paiement scripturaux sont des dispositifs qui permettent le transfert de fonds tenus dans des comptes pour donner suite à la remise d’un ordre de paiement (carte, virement, prélèvement, chèque, etc.). Les historiens de l’histoire monétaire sur vingt-cinq siècles rappellent le caractère ancien de la dématérialisation de la monnaie (apparition des lettres de change, abandon de l’étalon-or, transformation de la monnaie liée au poids des métaux précieux qui la compose en monnaie fiduciaire, apparition des écritures comptables) et ses incessants renouvellements matériels allant de la “drachme”, monnaie grecque de l’Antiquité, au “bitcoin” (Hochard, 2020).
Plus récemment, les ressources informatiques au cours des années 1960 et 1970 ont permis de nourrir l’ambition d’une “numérisation” de l’argent et d’une “société sans argent liquide” dans le secteur des services financiers de détail aux États-Unis (Bátiz-Lazo, Haigh et Stearns, 2014) avec le projet de l’instauration de marchés bancaires nationaux et internationaux autour de l’informatisation des transactions économiques : les gens n’auraient pas à transporter de l’argent liquide ou des chèques, ils pourraient au contraire payer électroniquement en utilisant des cartes d’identification qui seraient liées à des comptes bancaires.
Les travaux sur la construction des marchés de paiement avec un système de cartes en plastique de quelques centimètres carrés, les “cartes bancaires”, montrent la longue standardisation et la normalisation des transactions marchandes (SEPA, Visa, MasterCard, etc.) dans de nombreuses zones géographiques : Amérique du Nord, Europe centrale et orientale, Russie, Asie, etc. La genèse et l’expansion des marchés de cette “monnaie plastique” ont été le produit de nombreux ajustements institutionnels telles que la mise en place de programmes de collecte de données sur la solvabilité des clients ou encore la standardisation des réseaux de cartes bancaires, facilitant les transactions marchandes. Bien que très variable selon les pays dans le monde, le marché de la carte bancaire, majoritairement le fait des années 2000 après avoir dépassé les difficultés liées à l’inflation des années 1990, a reposé sur deux opérations distinctes : le paiement qui suppose une situation de bancarisation et le recours au crédit à la consommation, disponible indépendamment de la carte de paiement.
L’horizon d’une société sans cash
Ces dix dernières années, plusieurs pays se sont engagés activement dans des programmes de remplacement du cash par des systèmes de paiement électronique, afin de gérer les transferts sociaux (au Mexique ou en Afrique du Sud, par exemple) ou plus généralement pour éliminer le cash des transactions économiques (en Inde, en Chine). Du côté des initiatives privées, la dernière décennie a vu se multiplier les services de portefeuille électronique et de paiement par mobile. Ces services ont rencontré un vif succès dans les pays du Nord (Apple Pay, Google Pay, Square, etc.), comme dans les pays du Sud (M-pesa, Orange Money, etc.). Par exemple, en Afrique subsaharienne, le mobile est devenu un mode d’accès privilégié à internet mais aussi à des services financiers via le mobile money (Berrou, Mellet, 2020) dans un contexte de forte promotion de l’inclusion financière et de services lowcost. Les opérateurs téléphoniques, nouveaux intermédiaires économiques, ont pu formaliser des pratiques informelles séculaires en construisant les marchés pour ces nouveaux services. En Europe, ces développements commerciaux sont permis et facilités dans le contexte des réglementations d’ouverture du marché bancaire de 2007 et de 2015 dit du DSP2, susceptible d’entraîner la désintermédiation du milieu bancaire et autorisant la venue de nouveaux acteurs (Orange Bank, Fortuneo, etc.) (Toutain et al., 2018). En France, 38% des Français auraient déjà utilisé en 2020 une application mobile de paiement selon le baromètre Kantar/Paylib de 2021. Ces différentes initiatives, privées et publiques, ont pour certaines reçu le soutien actif de réseaux d’acteurs tels que la Better Than Cash Alliance qui incluent des entreprises comme MasterCard, Visa, PayPal, ou encore Citibank, Microsoft, à travers la fondation Bill et Melinda Gates. Elles sont accompagnées d’un ensemble de discours et d’argumentaires visant tant à promouvoir la diffusion des systèmes de paiement électronique, qu’à critiquer et présenter comme rétrograde le recours à la monnaie fiduciaire. Les activités philanthropiques de ces entreprises, telle la fondation Mastercard dont la devise est “A world beyond cash”, sont mobilisées pour transférer les discours et les outils du capitalisme financiarisé dans les programmes d’inclusion financière (Lefèvre, Langevin, 2020).
Le “paradoxe du billet de banque”
Il est vrai que les paiements dans les magasins sont de plus en plus “sans contacts” et dématérialisés mais, parallèlement, on constate une augmentation du nombre de billets de banque en circulation. La Banque centrale européenne (BCE) indique une hausse continue de demande d’espèces, de 6% à 8% par an depuis 2002. La part des espèces en circulation dans le PIB de la zone Euro a doublé entre 2006 et 2019, passant de 5,1 % à 11,1 %. C’est là le grand paradoxe, comme le soulignent ONG et think tank pro-cash (BEUC, Terra Nova, etc.), même en situation de pandémie, on voit que le recours au cash n’a jamais été aussi massif en ces dernières années de crises économiques. La BCE appelle cela “le paradoxe du billet de banque” qui montre qu’il y a de plus en plus de billets en circulation mais révèle aussi que cet argent n’est pas déposé sur des comptes : il est conservé, soit pour garder une épargne sous forme de liquidités, soit pour des activités illégales. Il représentait, en 2019, encore 73% des paiements dans les commerces en zone euro. Malgré les craintes liées à la circulation du virus ou l’envolée du sans contact, la demande d’espèces a connu une forte accélération depuis le début de l’année 2020 : la valeur des euros en circulation s’inscrit en hausse de 10,6% en octobre 2020, par rapport à octobre 2019, et celle des dollars augmente de 15,4% à fin octobre 2020 (2).
Si la France se place en 2019, comme en 2016, parmi les pays de la zone euro qui utilisent le moins les espèces en volume des transactions BtoC tous moyens de paiement, pour autant, selon la Banque de France, en 2016, l’argent liquide reste le moyen de paiement le plus utilisé en France : 99% des Français l’utilisent, dont 26% tous les jours. La part des transactions en espèces tous moyens de paiement confondus dans les commerces est de 68% pour 28% de la valeur totale des transactions (3).. Selon un sondage réalisé par l’Ipsos en 2016 pour Brinks, 67% de Français ne sauraient pas se passer d’argent liquide (même reflux de 7 points par rapport à l’étude de 2015) (4) : le grand public témoigne de l’importance du libre choix en matière de moyens de paiement et de l’importance accordée à la possibilité de payer en liquide chez un commerçant tandis que la loi française garantit l’absence de discrimination sur le sujet des paiements chez les commerçants, mais limite les montants des paiements en liquide dans les commerces selon des considérations d’ordre fiscal ou relevant de la moralité publique. Le paiement par mobile reste quant à lui marginal (4 millions d’utilisateurs) et représente moins de 1% des paiements au point de vente en 2019 selon la Banque de France.
Les niveaux de revenus, le sexe, l’âge, les représentations sociales associées à l’argent ou encore les contraintes institutionnelles peuvent structurer les usages de l’argent liquide (Bounie et François, 2006 ; de Blic, Lazarus, 2021). L’argent liquide fait l’objet de nombreux marquages sociaux segmenté, et investi de sens selon sa provenance et ses usages : il est compartimenté et marqué avec des solutions plus ou moins inventives : enveloppes, boîtes en plastique, etc. (Collins, et al., 2010). L’argent peut aussi être retiré des comptes bancaires traditionnels pour être néo-bancarisé, puis retiré en liquide, etc. (Ducourant et al., 2019). La décision d’utiliser de l’argent liquide (ou non) est également influencée par la valeur de la transaction et la nature du point de vente. De manière générale, en zone euro et aux États-Unis, plus les montants augmentent, plus la part du cash diminue. En France par exemple, plus de 90% des paiements inférieurs à cinq euros étaient réglés en espèces en 2018, notamment du fait des réticences de la part des commerçants à accepter le paiement par carte bancaire en raison des frais associés (5), bien que cette situation tende à s’estomper au vu du terrain de recherche conduit actuellement sur les usages de l’argent liquide dans les commerces français.
Idéologies et stratégies de marquage social de l’argent liquide et de l’argent électronique
L’analyse des discours ne fait pas apparaître un débat clair et clivé autour de la question cashless. Il est très pluriel et difficile à cartographier. Le débat, souvent confiné à des milieux d’experts rattachés aux États et aux institutions et au secteur bancaire et du paiement, peut se structurer autour d’une tripartition : à côté des pro-cashless et des anti-cashless se dessine une catégorie d’entre-deux, avec des acteurs qui détiennent une position intermédiaire et peu impliquée. Pour autant, les individus et acteurs de la société civile comme les réseaux d’élus, les militants, les associations, ou encore les commerçants, ne sont pas absents des débats et semblent chercher à (re)trouver une place dans les échanges pour peser sur la configuration des marchés de paiement et sur les conditions d’accès aux espèces.
Les acteurs sociaux investissent l’argent de valeurs sociales et morales particulières (Zelizer, 1994) et ses formes matérielles, distinguant le “bon” argent du “mauvais” argent (voir Tableau 1). Ces qualifications sociales et morales des formes monétaires (le cash, mais aussi la monnaie et son usage au sens large) se combinent dans trois grands registres de discours.
D’un côté, un grand nombre de discours optimistes tente de faire prendre conscience des avantages des paiements électroniques : cartes de crédit et de débit, applications de paiement électroniques, services de paiement et portefeuilles mobiles (ex. Samsung Pay) et monnaies numériques. Les tenants du discours : “à bas le cash” critiquent les usages déviants de l’argent liquide : il coûte cher à produire et à faire circuler, il est falsifiable, incontrôlable et peut servir à des activités illégales, du travail au noir, du blanchiment ou de l’évasion fiscale, tandis que l’argent numéraire est présenté comme propre et rationnalisé. Le modèle cashless permettrait l’avènement de sociétés égalitaires autour des discours de l’inclusion bancaire et l’engagement social pour les “exclus bancaires”, des “sans-banques”, notamment dans les Suds. Les arguments économiques sont basés sur un idéal d’efficacité : on réduit les coûts de transaction, d’impression de billets et de convoi ou d’entretien de distributeurs bancaires, on prévoit des retombées en termes d’opportunités marchandes, on réduit les files d’attente avec les caisses automatiques ou le sans contact, etc. La Suède est souvent prise en exemple européen de cashless society, placée dans un contexte sociohistorique propice aux développements de services de paiements digitaux et de dénonciations publiques de cambriolages d’argent liquide dans les banques par les syndicats de travailleurs (Arvidsson, 2019).
À l’opposé, des propos sceptiques, voire critiques, voient dans l’avènement de la fin du cash des menaces pour la société, pour les emplois (ex. vendeurs et caissiers, métiers de convoyeurs de fonds, etc.), pour les valeurs morales ainsi que plus généralement pour le lien social. Souvent fervents adeptes de la régulation et du contrôle des marchés, ils défendent avant tout le cash en allant vers des formes d’activisme, les “anti”, comme les associations anti-exclusion, précisent que la disparition du cash pourrait menacer de nombreux secteurs (comme l’économie informelle) et atteindre les libertés individuelles, notamment celle des plus vulnérables. D’ailleurs, la “rationalisation”, depuis plusieurs années, du nombre d’automates (-2% sur le parc de DAB chaque année) suscite des mobilisations sociales structurées sur le plan local et des pétitions en lignes, essentiellement dans les zones rurales et périurbaines, plus rarement dans les centres urbains. Sans pour autant être radicalement contre la numérisation croissante des transactions économiques et le développement des marchés cashless, ils critiquent les moyens de paiement cashless : ils sont chers, complexes et dangereux. Les acteurs sociaux anti-cashless ne veulent pas faire du cash un marqueur de précarité, ou un stigmate social et considèrent les espèces comme un bien commun qu’il s’agit de préserver contre les assauts de l’innovation financière et de la privatisation de la monnaie.
Pro-cashless | Position intermédiaire et/ou peu impliquée | Anti-cashless | |
États et institutions | FMI, banques centrales, États : fluidification économique, contrôle, fiscalisation | Banques centrales : MDBC (monnaie digitale de banque centrale), fluidification, gouvernance | – États : privacy, Inclusion sociale
– Collectivités locales (rurales/périurbain) : support d’activité économique |
Secteur bancaire et paiement | Fintech, Néo-banques : TIC : simplicité, rapidité, expansion commerciale | Banques : optimisation des coûts, protection des employés | Industrie des billets et des pièces : support d’emploi |
Commerçants, destinataires du paiement | – Grande distribution : facilité, optimisation, fiabilité
– E-commerçants – Festivals : sécurité, rentabilité |
– Commerce de détail : usages vs fluidification versus frais des paiements numériques
– E-shops: opportunités commerciales (transactions refusées, exclus bancaires) vs simplicité |
Petits commerces, artisans (liquide, chèque), étals de marchés : frais des paiements numériques, réserve de cash, lien social |
Société civile, Individus | Personnalités anti cash (cf. Ulvaeus, etc.) : lutte contre l’économie informelle | – Acteurs du don (assos, Église…) : augmentation des dons, lutte contre le vol, séduire les digital natives
– Acteurs des monnaies alternatives (MLC, cryptomonnaies…) : enjeu de territorialisation et de connexion des circuits courts ; extension des usages (BtoC ; BtoB) – Particuliers : liberté de choix de paiement, contrôle, thésaurisation |
– Assos de consommateurs : liberté du choix, lutter contre les abus
– Assos anti-exclusion : inclusion bancaire, éducation financière – Commerce entre particuliers : commodité, économie informelle |
Tableau 1 — Positionnement des acteurs et de leurs arguments phares. Source : auteure.
Au milieu se trouve une zone grise. Ce sont ceux qui s’abstiennent de parler du grand remplacement du papier par l’argent numérique. Le débat est tenu à distance ; on ne retrouve pas de positions clivées, mais nuancées. On repère toutefois des points d’accroche : les enjeux de privacy, la question de l’équité sociale, la problématique de l’infrastructure (sa fiabilité dans les échanges économiques, son coût). Ils tentent de profiter du tournant numérique et de ses potentialités, et sont promoteurs d’une certaine promesse de la digitalisation de l’argent liquide tout en souhaitant maintenir un usage – minimal – de l’argent liquide.
Dans le cadre des travaux de Recherche d’Orange sur les services financiers mobile, la place décroissante de l’argent liquide soulève différentes questions. En parallèle, les offres bancaires dédiées aux professionnels tendent à prendre en compte cette tendance et à apporter par exemple des solutions d’encaissement innovante. En écho aux espoirs et innovations de la cashless society mais aussi de la montée d’une protection d’accès aux espèces, il est important pour Orange et Orange Bank de pouvoir adapter les produits aux futures attentes des utilisateurs grand public et professionnels. Ainsi, le débat autour de l’argent liquide, support de la démocratie (Maurer, 2015), tend aujourd’hui à s’élargir et à se politiser, comme en témoigne la démultiplication d’initiatives pro-cash comme en Europe (6), par exemple avec les mouvements citoyens Cash UPrising contre la décision de supprimer l’argent liquide en Suède en 2018 et qui avaient été portés par des associations qui craignaient une pénalisation des personnes âgées, des malvoyants ou des migrants, mais aussi une puissance accrue des banques. La protection des espèces se traduit également en des initiatives législatives à l’échelle de villes (comme aux États-Unis), d’états fédérés (Massachusetts) ou de pays ayant adopté ou renforcé récemment des régimes de protection des espèces dans les Nords (Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni, France ou encore la Suède au 1er janvier 2021) autour d’un “droit d’accès aux espèces” en faveur de logiques d’inclusion financière et de libertés individuelles. Il est important de prendre au sérieux les discours publics et les initiatives sur les usages de l’argent liquide et les moyens de paiements digitaux. Il apparait que dans un contexte de financiarisation de pratiques ordinaires et de bancarisation précoce, les “rapports à l’argent liquide”, au même titre que ceux des moyens de paiements numériques, font l’objet de marquages sociaux multiples ; ils sont réinvestis de sens moraux et sociaux et sont en train d’être réinventés dans la production d’argumentaires institutionnels et de vastes programmes politico-économiques.
Notes
1 Coronavirus : le sans-contact devient la norme dans le monde pour les paiements par carte, Les Échos, juin 2020.
2 Banknotes and Coins in Circulation, Banque Centrale Européenne, 2020.
3 Note stratégie européenne des paiements, Renaissance numérique, 2020.
4 Le regard des Français et des commerçants sur l’argent liquide, Observatoire Ifop/Brink’s, mars 2016.
5 L’usage des espèces en France : priorité aux transactions de faible valeur, Bulletin de la Banque de France 220/2, Novembre-décembre 2018.
6 Cash versus cashless, BEUC, rapport de préconisations du groupe de travail sur l’accès au cash, Bureau européen des unions de consommateurs, 2019.
Bibliographie
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