Comment accroître la qualité des formations aux bons gestes professionnels ou des exercices de gestion de crise en entreprise ? Comment améliorer l’assimilation des apprentissages, tout en simplifiant la mise en place de tels dispositifs ? Combinant bénéfices fonctionnels et cognitifs, la réalité virtuelle offre de nombreuses possibilités pour la sécurité au travail. Échange avec Frederick Benaben, enseignant-chercheur au Centre Génie Industriel de l’École Mines-Télécom d’Albi, et directeur du laboratoire commun EGCERSIS (Entraînement à la gestion de crise en environnement représentatif de sites industriels sensibles), autour de ses travaux dans le domaine de la gestion de crise sur sites sensibles et des enjeux de la réalité virtuelle.
À quoi fait-on référence quand on parle de la réalité virtuelle pour la sécurité au travail ?
Dans le domaine de la santé-sécurité au travail, la réalité virtuelle peut permettre d’adresser plusieurs niveaux d’entraînement. Le premier est celui de la gestuelle, où l’on apprend aux participants à manipuler un outil ou un appareil en se préoccupant de la qualité du geste. Comment utiliser un extincteur, par exemple. Dans le deuxième niveau, la procédure, on cherche à faire assimiler un enchaînement d’actions à accomplir dans une situation spécifique. Le troisième niveau est celui du processus collaboratif, avec à nouveau un enchaînement d’actions, mais cette fois à effectuer à plusieurs. Dans le quatrième niveau, on introduit de l’incertitude, alors que les trois précédents niveaux sont complètement déterministes. On ajoute un maître du jeu, qui peut évaluer les performances des participants et ajuster le scénario en temps réel, par exemple en augmentant le niveau de difficulté (amplifier l’incendie, fermer une porte, etc.). Au-delà de la connaissance du geste ou de la procédure, on fait appel à l’expertise des joueurs et à leur capacité d’improvisation.
Quel est l’état de l’art des technologies immersives ? Sont-elles suffisamment matures et abordables ? Les entreprises commencent-elles réellement à les utiliser ?
Concernant le matériel, les technologies immersives sont dans un paradoxe de maturité, comme l’était la technologie informatique dans les années 1960. À cette époque, un ordinateur occupait toute une pièce, coûtait des centaines de milliers de dollars et était surtout utilisé pour faire du calcul. Dès lors que l’on a suffisamment réduit sa taille pour qu’il tienne sur un bureau, que l’on a baissé son prix et installé des logiciels bureautiques, il a pu entrer dans le monde professionnel. La réalité virtuelle se trouve de la même manière à la croisée des chemins. Aujourd’hui, personne n’a envie de porter un casque de 1 kg avec des câbles tout autour. Le jour où les dispositifs de réalité virtuelle pèseront le poids d’une paire de lunettes, coûteront moins cher et offriront une autonomie supérieure à 24 heures, ils seront plus largement adoptés. En revanche, concernant la maturité des technologies, je pense que l’on a atteint des niveaux de puissance de calcul et de rendu visuel largement suffisants pour un grand nombre d’applications, y compris la sécurité au travail.
Comment la réalité virtuelle vient-elle compléter les outils de formation et de sensibilisation traditionnels dont disposent aujourd’hui les entreprises ?
La réalité virtuelle est un excellent complément des méthodes d’entraînement, que ce soient les formations théoriques ou les exercices en grandeur réelle. Elle ouvre de nombreuses possibilités. Aujourd’hui, lorsque l’on souhaite mettre en place un exercice de sécurité au sein d’un site classé Seveso [établissement présentant des risques liés à la fabrication, la manipulation ou le stockage de substances dangereuses, ndlr], il faut immobiliser tout ou partie du site et installer un dispositif extrêmement complexe pour espérer faire vivre une expérience plus ou moins crédible aux participants. On ne peut pas reproduire l’exercice souvent ni l’adapter en temps réel, et surtout, on obtient relativement peu de retours d’expérience. En passant en réalité virtuelle, on gagne en simplicité de déploiement et en réalisme. Il devient possible de renouveler l’exercice autant de fois que nécessaire et de le faire varier. Enfin, on peut obtenir de nombreuses données (combien de temps ont passé les participants sur telle ou telle étape, par exemple), ce qui permettra d’évaluer à la fois la performance des joueurs et la qualité pédagogique de l’exercice.
Et d’un point de vue cognitif, quels sont les bénéfices de la réalité virtuelle ?
Même si je ne travaille pas sur l’aspect cognitif, les études auxquelles nous nous référons ont tendance à montrer que l’on apprend mieux en étant immergé dans un environnement 3D, surtout dans le cadre d’apprentissages mettant en œuvre le corps. Le fait de vivre et de ressentir l’exercice est beaucoup plus efficace que le fait de l’aborder théoriquement. L’un n’empêche pas l’autre, mais les utilisateurs assimilent probablement à un degré plus élevé lorsqu’on trompe leurs sens.
Il y a une dizaine d’années, on parlait beaucoup des “serious games”. Qu’est-ce qui change, finalement ? Est-ce le degré d’immersion ?
Les deux technologies partagent la même filiation et visent à faire vivre une situation fictive mais réaliste. Toutefois, les “serious games” font beaucoup plus appel à l’imagination des participants et à leur capacité à s’impliquer dans le dispositif. Or, en santé-sécurité au travail, on n’est pas dans un contexte ludique où les gens ont envie de s’investir. Le défi est donc de rendre le dispositif suffisamment attrayant pour faire marcher l’imaginaire des participants et s’assurer un bon niveau d’implication et d’assimilation de l’exercice. La réalité virtuelle et les technologies immersives en général ne vous laissent pas le choix. Que vous soyez intéressé ou pas, vous êtes projeté dans l’environnement.
Pourriez-vous présenter les travaux que vous menez au sein du laboratoire EGCERSIS autour de la gestion de crise ?
EGCERSIS est un laboratoire de recherche commun regroupant le Centre Génie Industriel de l’IMT Mines Albi et les sociétés Immersive Factory et Report One, qui bénéficie d’un abondement FEDER (Fonds européen de développement régional) de la région Occitanie. Il ambitionne de montrer que la réalité virtuelle est un outil très performant pour l’entraînement à la gestion de crise sur des sites sensibles. Dans ce contexte, nous développons un démonstrateur permettant de couvrir jusqu’au quatrième niveau d’entraînement (l’incertitude) et qui s’articule autour de plusieurs itérations – trois exercices différents – et des différentes fonctionnalités que nous souhaitons apporter.
La réalité virtuelle permet d’obtenir de nombreuses données afin d’évaluer à la fois la performance des joueurs et la qualité pédagogique de l’exercice.
Le premier exercice s’est déroulé dans une station de métro virtuelle dans laquelle trois acteurs (un pompier, un policier et un médecin) devaient remplir une mission. Le but était à la fois de les plonger dans un environnement réaliste, de les connecter à une cellule de crise leur fournissant des consignes, et de récolter des données sur l’exercice. Un deuxième exercice a eu lieu dans une réplique 3D d’un bout du bâtiment du Centre Génie Industriel de l’IMT dans lequel nous avons mis le feu. L’exercice comprenait des acteurs civils et des pompiers, et introduisait de l’incertitude et de la variabilité avec un acteur qui pouvait décider où, parmi plusieurs endroits prédéfinis, déclencher un incendie. La troisième itération, la plus aboutie, nous a permis d’apporter les quatre fonctionnalités suivantes :
- L’environnement réaliste, avec une attaque terroriste combinant simultanément un incendie volontaire dans la cathédrale d’Albi et la présence d’un tireur dans l’École Mines-Télécom d’Albi ;
- L’outil du maître du jeu, acteur partageant le même espace virtuel que les joueurs, invisible et tout puissant ;
- La cellule de crise, dont les acteurs étaient eux-mêmes immergés dans l’environnement virtuel. Rassemblés autour d’une carte 3D du site augmentée de données et assistés d’outils d’intelligence artificielle leur proposant des actions, ils pouvaient prendre des décisions et transmettre des informations et des consignes aux pompiers ;
- Enfin, les tableaux de bord permettant de visualiser les données sur le déroulement de l’exercice. Ce projet a remporté le Laval Virtual Awards 2022 dans la catégorie “Industry”.
Quels sont les paramètres essentiels à prendre en compte lorsque l’on veut mener ce type de projet au sein d’une entreprise ?
La première question est celle du matériel : quel équipement choisir et quel est le bon moment pour investir ? Les technologies immersives évoluent très vite, il faut rester prudent pour ne pas risquer d’acheter du matériel qui deviendra obsolète dans deux ans. Seconde question : avec quelle facilité puis-je obtenir un modèle 3D de mon bâtiment ? Cette étape prend du temps et nécessite un minimum de ressources (plans 2D, scans 3D, etc.). Le point crucial est celui de la double adoption, par les responsables de la sécurité dans l’entreprise d’une part, et par les personnes qu’il faut entraîner d’autre part. Pour maximiser les chances d’adoption, il faut à la fois s’assurer que les exercices sont bien faits et qu’un accompagnement est mené auprès des utilisateurs.
Quelles sont les perspectives les plus intéressantes offertes par la réalité virtuelle dans le domaine de la sécurité ?
Nous avons parlé de la capacité des technologies immersives à copier la réalité, mais nous n’avons pas abordé leur capacité à s’en affranchir… Imaginez être projeté dans un environnement au sein duquel des sphères représentant des risques flottent autour de vous. Plus elles sont proches, plus elles sont probables. Plus elles sont grosses, plus leur rayonnement d’action sera important. Plus elles sont rouges, plus elles sont dangereuses. Et elles ont aussi des connexions… Cette façon de représenter les risques est beaucoup plus parlante que des diagrammes. La possibilité d’offrir de nouveaux services liés à la visualisation immersive de données et, surtout, l’interaction facilitée avec des outils d’intelligence artificielle aujourd’hui généralement très difficiles d’accès sont des perspectives fascinantes de la réalité virtuelle.