Algorithmes de recommandation musicale : quelle influence sur l’écoute des auditeurs ?

A partir d’une étude sur un panel de 4 000 utilisateurs sélectionnés aléatoirement sur une plateforme de streaming musical pendant une période de cinq mois, Jean Samuel Beuscart, Samuel Coavoux et Sisley Maillard, chercheurs et sociologues chez Orange, analysent finement l’impact des outils de recommandations algorithmiques sur leurs utilisateurs.

Les utilisateurs de plateforme de streaming choisissent leurs écoutes et utilisent plutôt les moteurs de recherche et les discographies d’artistes.

Actuellement, environ 80 % des internautes français écoutent de la musique en streaming. Le succès des plateformes spécialisées (Spotify, Deezer) ou généralistes (YouTube) se traduit par une part accrue des revenus du streaming dans le chiffre d’affaires de l’industrie musicale. Avec 85 % des revenus numériques et 42 % de l’ensemble du marché, le streaming représente désormais le régime dominant de consommation de musique.

Mettant à disposition plusieurs dizaines de millions de titres immédiatement accessibles, ces services proposent une variété d’outils algorithmiques allant de l’outil de filtrage collaboratif (les gens qui ont aimé ce titre ont aussi aimé celui-ci), de recommandation thématique (autres titres de l’artiste écouté), jusqu’aux  radios thématiques (radio inspirée par cet artiste) ou aux playlists “totalement inspirés de vos goûts” en passant par les nombreuses “ambiances” mises en playlists pour s’adapter aux humeurs des usagers. Conçus pour aider et guider les auditeurs dans leurs choix, les algorithmes de recommandation des services de streaming disposent d’une offre variée qui semblent donc répondre à leurs attentes.
Pour s’en assurer, Jean Samuel Beuscart, Samuel Coavoux et Sisley Maillard, sociologues et chercheurs chez Orange, ont mené une étude portant sur l’analyse des écoutes à partir d’un panel de 4 000 utilisateurs sélectionnés aléatoirement sur une plateforme de streaming musical et suivis pendant une période de cinq mois. L’occasion de mieux appréhender l’impact des algorithmes sur les choix musicaux des consommateurs et d’observer si le passage à l’écoute musicale numérique a, ou non, modifié leurs habitudes de consommation et surtout ce qui est consommé.
C’est un moyen aussi d’analyser si ces outils favorisent ou non une plus grande diversité culturelle, mais aussi de savoir si les utilisateurs suivent les recommandations des algorithmes, dans quels contextes, avec quelle régularité et quels effets ?

Les principes de l’étude

Les données collectées renseignent à la fois sur le profil des utilisateurs (âge, sexe, lieu de résidence, date d’inscription, abonnement, titres et artistes favoris), sur leur consommation (date, durée, supports d’écoute) et sur les caractéristiques des contenus écoutés (artiste, titre, date de sortie). Sans oublier la variable contexte d’écoute, permettant d’appréhender par quel type de dispositif, de recommandation ou de collection, un consommateur a été amené à écouter un titre.
La plateforme à partir de laquelle l’étude a été faite, propose un catalogue de 35 millions de titres et deux offres illimitées sur le modèle économique du “freemium” : l’une est gratuite et financée par la publicité, l’autre est payante à un tarif de 9,99 Euros par mois. La formule payante permet à l’utilisateur d’écouter sa musique en haute qualité sans publicité et en mode hors connexion. Ces offres sont disponibles sur les ordinateurs et les terminaux mobiles comme les smartphones et les tablettes.

Profil des auditeurs

Concernant les caractéristiques de l’audience,  il en ressort que la population est plutôt masculine, jeune et urbaine. On compte seulement 37 % de femmes au sein de l’échantillon. L’âge médian est de 28 ans et 80 % des utilisateurs ont entre 17 et 46 ans.
Ils sont dans l’ensemble plutôt expérimentés : 53 % des utilisateurs ont rejoint le service depuis plus de deux ans et 18 % depuis plus de cinq ans.
Le mobile (pour deux tiers de l’échantillon) et l’ordinateur (pour un tiers) sont les supports privilégiés d’écoute. Le type d’offre souscrit influence les supports utilisés. En l’occurrence, les abonnés aux offres premium (sans publicité) utilisent plus fréquemment, et parfois même exclusivement, le mobile pour écouter de la musique, contrairement aux abonnés gratuits qui utilisent plutôt l’ordinateur.

Variété, intensité, diversité des écoutes

Pour connaitre l’impact des algorithmes de recommandation musicale sur les auditeurs, cette étude a analysé l’intensité et la diversité des consommations ainsi que la façon dont elles se répartissent entre stars et artistes moins connus.
En cinq mois, plus de 17 millions d’écoutes par les usagers de l’échantillon ont été enregistrés. Ce chiffre doit être pondéré par la durée réelle d’écoute des titres sur la plateforme : seule un peu plus de la moitié des écoutes (56 %) vont jusqu’à la fin du titre et un tiers des écoutes ne durent pas plus de 30 secondes.
Ces écoutes ont porté sur près d’un million de titres différents. Parmi les titres écoutés au moins une fois plus de 30 secondes (81 %), celui-ci est écouté en moyenne 16 fois par les utilisateurs. Cela signifie qu’un titre moyen est écouté une fois par mois pour chaque millier d’usagers actifs. “La moyenne est cependant trompeuse car la distribution du nombre d’écoute est, sans surprise, très asymétrique : 39 % des titres ont été écoutés une seule fois par un seul utilisateur tandis que 5 % seulement l’ont été plus de 50 fois”, observe Samuel Coavoux.
Le “top” des titres affiche ainsi des audiences considérables : les cinq titres les plus écoutés pendant la durée de l’étude ont cumulé chacun plus de 25 000 écoutes et chacun a été écouté par presque la moitié des auditeurs du panel.
Quant à l’intensité des usages, elle est assez élevée puisqu’en moyenne les utilisateurs se sont connectés à la plateforme 86 jours au cours de l’étude (soit un jour sur deux) pour écouter près de 50 titres chaque jour de connexion. Des résultats qui montrent là encore de fortes disparités car les 10 % les plus actifs ont réalisé plus de 10 000 écoutes au cours de la période tandis que les 10 % les moins actifs en ont réalisé moins de 450.

“La promesse de ces plateformes de streaming est que, étant donnée leur offre vaste, gratuite ou forfaitaire, et leurs outils de recommandation plus perfectionnés, la consommation musicale devrait être plus diversifiée que sur les marchés du disque et du téléchargement”, remarque Samuel Coavoux. “Si l’on prend la variété, le nombre d’artistes différents écoutés, on remarque que la consommation d’un utilisateur installé en régime d’abondance, avec un caractère quasi illimité de l’offre, se traduit par une variété supérieure à celles observées sur les autres modes d’accès à la musique. Même si la comparaison de cette variété avec d’autres médias est délicate  car les conditions d’écoute ne sont pas les mêmes, et que nous ne pouvons pas mesurer avec la même précision les écoutes hors-ligne”, précise Samuel Coavoux. En effet, par rapport au disque ou au téléchargement, l’écoute d’un morceau en streaming n’implique pas de dépenses supplémentaires et par rapport à la radio, le rôle du consommateur dans le choix des morceaux  est plus actif et l’offre bien moins contrainte. L’étude a permis de démontrer que le nombre de titres écoutés sur la plateforme par seulement 4 000 utilisateurs en cinq mois représente environ 9 fois plus de titres que la diffusion de l’ensemble des radios françaises au cours d’une année. Une étude récente du Ministère de la Culture a cependant montré que cet accroissement de la variété se faisait au profit des stars et des artistes confidentiels, et au détriment des artistes de notoriété intermédiaire.

La variété de la consommation varie aussi fortement selon les individus. Un utilisateur écoute en moyenne 1149 titres différents : 5 % en ont écouté le triple alors qu’un quart de l’échantillon n’en a pas écouté plus de 359. La variété est corrélée avec l’âge des utilisateurs. Selon Samuel Coavoux, “cela signifie d’une part, que les consommateurs les plus jeunes ont des pratiques d’écoutes moins diversifiées et d’autre part, que la consommation la plus diversifiée est le fait d’utilisateurs plus intensifs, plus anciens dans leur usage de la plateforme, plus enclins à utiliser les outils de recommandation : il s’agit d’utilisateurs plus âgés. Ils s’opposent à des utilisateurs plus jeunes qui écoutent des artistes plus connus sur leur mobile”.
Avec 10 % des artistes qui concentrent 90 % des écoutes, l’étude révèle que presque tous les individus consomment des artistes stars et de popularité moyenne. Les artistes de niche ne représentent quant à eux que 17 % de l’ensemble des artistes écoutés par le panel.
Ces écarts sont encore plus importants si l’on considère la fréquence d’écoute plutôt que le panier : un utilisateur sur quatre n’écoute quasiment  que des artistes stars et il est plus fréquent de ne consommer pas ou peu d’artistes de niche (53 % des utilisateurs consacrent moins de 5 % de leurs écoutes aux 90 % d’artistes les moins écoutés).
“De fait, les stars dominent dans le panier des utilisateurs dont la consommation musicale est faible, mais constituent aussi souvent les écoutes les plus fréquentes des utilisateurs plus engagés”, explique Samuel Coavoux.

Guidage et découverte

Les auteurs de cette étude ont aussi analysé si les différentes formes de guidage permettaient de renforcer la diversité de la consommation- une de leurs promesses-  ou conduisent-elles au contraire à renforcer l’uniformité de l’écoute musicale ?
Le premier constat est qu’en dehors des dispositifs de classements du type “les plus écoutés”, la plupart des systèmes de recommandation oriente plutôt les auditeurs vers des artistes plus confidentiels que la moyenne des premières écoutes. Les premières écoutes sont en général moins concentrées sur les artistes les plus écoutés. Cependant, ce résultat varie beaucoup selon les dispositifs : elle est plus forte avec les recommandations algorithmiques puis, dans un second temps, avec l’exploration autonome de la discographie des artistes et des nouvelles sorties. “Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les dispositifs d’exploration autonome ne sont pas les plus pointus même s’ils proposent une ouverture plus large que les recommandations éditoriales et les classements”, fait remarquer Samuel Coavoux. Cependant, ces “découvertes” ne demeurent pas nécessairement dans les collections des usagers : les titres découverts via des recommandations algorithmiques font l’objet de moins de réécoutes que les autres durant la période d’observation.
Cette étude a aussi permis de mettre en perspective les contextes dans lesquels les auditeurs sont amenés à écouter de la musique. “Certaines écoutes se font plus souvent dans un contexte de multi activité durant lesquels la musique peut n’être qu’un arrière fond. On choisit une playlist justement pour ne pas avoir à décider consciemment de l’écoute”.
Il en est de même sur les genres musicaux. L’étude montre que les recommandations sont inégalement distribuées selon les genres musicaux : certains genres comme le blues, le jazz ou la dance semblent mieux se prêter à une écoute guidée. Ce qui s’explique car l’usage des recommandations dépend des contextes d’écoute auxquels les genres musicaux sont liés. On constate que des genres se prêtent particulièrement bien à d’autres activités que l’écoute et qui sont par conséquent plus susceptibles que d’autres à être mises en fond sonore. Par exemple : la dance pour faire la fête, le blues pour une ambiance calme…

Conclusion

Les outils de recommandations algorithmiques semblent tenir leur promesse d’exploration de richesses des catalogues et d’enrichissement de la diversité consommées des utilisateurs en les guidant de préférence vers des titres de niche et de notoriété intermédiaire. Toutefois, la figure de l’auditeur “algorithmisé” est encore minoritaire dans les usages. L’essentiel des écoutes est issu d’un choix explicite et conscient de l’auditeur et les modes d’exploration actifs et autonomes dominent. Les utilisateurs choisissent la majorité de leurs écoutes et usent de préférence de dispositifs autonomes d’exploration tels que les moteurs de recherche et les discographies d’artistes.
Les systèmes de guidage seraient plutôt plus utilisés – de façon non exclusive – par les usagers intensifs.
Les résultats de cette enquête ont surtout permis de mieux appréhender des cultures algorithmiques émergeantes, au sein desquelles les auditeurs, selon leurs compétences et selon leurs contextes, vont refuser ou brancher ponctuellement les algorithmes sans pour autant abandonner le contrôle de leur expérience musicale. “Des travaux qualitatifs seraient néanmoins nécessaires pour comprendre quels contextes avec quelle conscience, quelle compréhension, quelle forme d’attention, quel objectif, les utilisateurs acceptent de s’en remettre aux algorithmes”, conclut Samuel Coavoux.
Dossier à suivre…

LES OUTILS DE GUIDAGE

Dans cette étude, plusieurs grands types d’outils de recommandation ont été distingués :
– les recommandations algorithmiques personnalisées s’appuient sur les écoutes passées des auditeurs pour calculer leur préférence et suggérer des titres adéquats
Parmi elles, on peut distinguer les recommandations algorithmiques ponctuelles portant sur un artiste (vous avez aimé X, vous devriez aimer Y), un album ou une playlist, de celles qui sont composées en un flux algorithmique qui enchaine les titres recommandés en l’absence de l’interruption de l’utilisateur : flux continue de recommandations personnalisées, “radio de l’artiste” qui enchaine des titres proches de ceux de l’artiste.
– les recommandations éditoriales sont produites par des humains, experts ou autres usagers : playlists thématiques, radios éditoriales, etc.

La plateforme fournit aussi des outils tels que des classements (les artistes les plus écoutés, les morceaux les plus streamés cette semaine) et des sélections éditoriales (la playlist élaborée par tel artiste, tel DJ, tel partenaire commercial).
Les outils de navigations contextuels permettant aux utilisateurs de rechercher un artiste via le moteur de recherche, de naviguer dans une discographie.
Le dernier outil repose sur des liens explicites construits entre les utilisateurs “amis”.

 

A lire aussi sur Hello Future

Modèle de molécule

Matérialiser les données pour mieux les comprendre

Découvrir

Identité numérique : vers un portefeuille numérique européen ?

Découvrir