● La demande s’est transformée : les ventes de smartphones et de PC s’effondrent, tandis que celles de véhicules électriques et puces liés à l’IA explosent.
● Face à la Chine, à Taïwan et aux États-Unis, l’Europe investit massivement et mise sur le moyen et long terme.
Lors du World Economic Forum, le dirigeant d’Intel a donné le ton : pour lui, les relations géopolitiques sont désormais davantage dépendantes des semi-conducteurs que du pétrole. Depuis la crise sanitaire, le marché de l’électronique est bousculé par des tensions économiques et géopolitiques. Or, sans les semi-conducteurs, aucune puce ne pourrait être fabriquée. « Le chiffre d’affaires des semi-conducteurs dans le monde devrait doubler d’ici à 2030 », souligne Jean-René Lèquepeys, directeur adjoint du CEA-Leti. Après la crise sanitaire, c’est l’état d’alerte aux quatre coins du monde, pour répondre aux attentes de plus en plus exigeantes du numérique.
Des pénuries aux risques de surinvestissement
La demande en semi-conducteurs a explosé pendant la crise sanitaire pour répondre aux besoins de matériel pour le télétravail, créant ainsi un goulot d’étranglement dans la chaîne d’approvisionnement. « Puis, quand le marché automobile a rouvert, l’ensemble du secteur a pris du retard », note Sarah Guillou, économiste et directrice du département Innovation et concurrence de l’OFCE. Ainsi, les pays occidentaux ont souhaité limiter leur dépendance à la production sur le marché asiatique. « Le problème est qu’il y a de nombreuses étapes avant la production d’une puce. On ne peut pas ouvrir des lignes de production du jour au lendemain », ajoute-t-elle. Dans un vent de panique, de nombreux acteurs ont alors investi massivement. « On se demande même si on ne va pas surinvestir », souligne l’économiste. Ces enjeux en matière de concurrence et de souveraineté ont poussé la Commission européenne à investir 45 milliards d’euros dans le secteur, via l’European Chips Act.
Mobilité électrique et consommation énergétique bousculent la demande
Si le marché observe une baisse de la demande des composants pour smartphones, PC, tablettes et objets connectés, c’est la mobilité (voitures, trottinettes, vélos) qui tire la demande vers le haut. Cette demande s’explique par la diversité des composants nécessaires aux nouveaux besoins, comme le contrôle intelligent de l’énergie dans un véhicule, ou les fonctions d’intelligence artificielle intégrées dans les objets connectés. Pour tous les usages, l’enjeu est de réduire la consommation énergétique liée à l’IA : « Si on ne trouve pas de nouveau paradigme, le traitement des données risque de consommer 14% de l’électricité mondiale, contre 4% aujourd’hui, alerte Jean-René Lèquepeys. En matière d’IA, on a besoin de faire fonctionner ces algorithmes davantage en local, avec des mémoires plus denses et moins volatiles ». Il note une tendance forte en matière d’Edge computing, qui nécessite des puces spécifiques : « Les entreprises ont besoin de traiter les données au plus proche, pour des raisons énergétiques, mais également pour s’assurer de leur localisation. » Enfin, la 6G va contribuer à l’accélération de la demande. « Elle nécessite des technologies qui permettront de disposer d’un débit d’un térabit par seconde sur un objet et de temps de latence de l’ordre d’une milliseconde, par exemple pour piloter des objets chirurgicaux à distance », explique-t-il.
L’Europe doit multiplier par cinq ses capacités de production de semi-conducteurs, selon Jean-René Lèquepeys
Géopolitique : la Chine dos au mur
Outre la question de la localisation de la production, les États-Unis et la Chine poursuivent leur guerre commerciale. Le protectionnisme américain se veut plus strict : l’administration américaine entend financer la fabrication sur son sol de semi-conducteurs en subventionnant de grandes sociétés comme Nvidia, Intel, TSMC et Samsung. À eux seuls, Samsung et TSMC représentent 70% de la production de semi-conducteurs dans le monde. En contrepartie, ces entreprises ne pourront pas développer leurs dernières technologies en Chine ni produire dans l’empire du Milieu pendant dix ans. Un coup dur pour l’industrie locale, car la Chine, qui intensifie ses stratégies d’intimidation envers Taïwan, dispose d’un marché domestique considérable. « Pour les semi-conducteurs dont la taille est inférieure à 12 nm, les outils de production sont moins nombreux et les enjeux géopolitiques, importants, explique Estelle Prin, fondatrice de l’Observatoire européen des semi-conducteurs. Ces puces servent aux applications militaires et spatiales utilisées pour la guerre moderne. » C’est-à-dire qu’elles intègrent des fonctionnalités propres aux usages de l’intelligence artificielle. « Il peut s’agir de systèmes de lancement ou d’intervention de missiles », précise-t-elle. Or, sur les puces avancées haut de gamme (de moins de 7 nm), la Chine est en retard.
Vers une Europe plus compétitive
Si l’Europe, qui représente 8 % de la production mondiale de semi-conducteurs, cherche, comme les États-Unis, à réduire sa dépendance à l’Asie, d’importants investissements sont nécessaires. « L’Europe est davantage en amont sur ce marché, note Sarah Guillou. Elle est réputée pour fournir des solutions pour la fabrication des semi-conducteurs, moins pour la fabrication elle-même. Aujourd’hui, sa part de marché dans la production est jugée insatisfaisante par les décideurs publics et des sociétés qui dépendent de ces intrants. » Par conséquent, les ambitions européennes sont pharaoniques : « On veut monter à 20 % de parts de marché, note Jean-René Lèquepeys. Il nous faut donc multiplier par 5 nos capacités de production. » Dans la région grenobloise, le CEA travaille avec STMicroelectronics et Soitec pour accélérer la fabrication de composants appelés FD-SOI. « Ils permettent d’optimiser la consommation énergétique des circuits qui nécessitent des compromis entre leurs performances analogiques et numériques. » Pour Sarah Guillou, la France demeure compétitive : « L’Europe reste bien positionnée en recherche, en conception de puces et fabrication de machines dédiées à leur fabrication. Des sociétés comme Intel s’efforcent d’ailleurs d’élargir leurs centres de recherche, comme à Saclay. » Un choix en phase avec les compétences des ingénieurs français en mathématiques et intelligence artificielle.