Mesure-toi toi-même

Rencontre avec Anne-Sylvie Pharabod autour des pratiques de quantified-self, la mise en chiffres de soi.

Les personnes qui s’automesurent ont un regard plutôt bienveillant sur elles-mêmes. Les chiffres sont surtout destinés à renforcer l’estime de soi.

Le quantified-self (QS), qui consiste à collecter, analyser et, parfois, partager ses données à l’aide d’objets connectés ou d’applications, se généralise dans de nombreux domaines aussi bien au sein des communautés sportives que du grand public. Mais cette mise en chiffres de soi soulève de nombreuses questions. Comment le mouvement quantified-self redéfinit-il le sport, le bien-être ou la santé, et que révèle-t-il de nous-mêmes ? Engendre-t-il de nouvelles injonctions ? Présente-t-il des risques, d’un point de vue sociétal (appropriation des données personnelles, culte de la performance, etc.) ? Nous avons posé quelques-unes de ces questions à Anne-Sylvie Pharabod, sociologue au sein du laboratoire SENSE d’Orange Labs et coauteure d’une étude sur les pratiques de quantified-self.

Dans une étude de 2013, vous relevez trois logiques de quantification de soi : la surveillance médicale, la « routinisation » et la mesure des performances sportives. Approfondissez-vous ces trois usages dans vos travaux actuels ?

Oui, et en particulier, on a trouvé qu’il était intéressant de se concentrer sur la quantification des activités ordinaires de la vie quotidienne : le nombre de pas, la fréquence à laquelle on arrose ses plantes, le temps passé à s’occuper des tâches domestiques, etc. Ces usages ‒ qu’on a appelés les usages de quantification orientés vers la routinisation et qui visent à adopter de nouvelles pratiques et/ou à renoncer à de mauvaises habitudes ‒ sont les plus en rupture par rapport aux pratiques de quantification déjà présentes avant la généralisation des outils d’automesure. La surveillance dans le domaine médical a toujours existé (exemple : le carnet de bord des diabétiques) et il y a toujours eu des outils de mesure de performance dans les clubs sportifs.

Quels sont vos axes de recherche ?

Avec la routinisation, l’idée est de se mobiliser et d’être régulier dans une pratique, une tâche banale, en suivant un objectif personnel que l’on se serait fixé. J’ai en tête l’exemple d’un thésard qui s’oblige à écrire une page par jour. Mais, les outils d’automesure embarquant souvent des objectifs préétablis, on peut se demander si cet objectif est réellement personnel.

Notre rôle, en tant que laboratoire de sciences humaines qui s’intéresse aux usages émergents d’un point de vue prospectif, est aussi d’étudier, au-delà des usages individuels, les enjeux sociaux des outils numériques. En l’occurrence, la question qui est soulevée par les outils de QS c’est : engendrent-ils de nouvelles normes dans les pratiques relatives à l’hygiène de vie ? Créent-ils de l’émulation ou une forme de contrôle social à travers le regard des autres internautes ?

Du coup, nous observons comment les objectifs sanitaires se définissent. À cet égard, l’exemple des podomètres est révélateur. 10 000 pas par jour, c’est l’objectif par défaut qui a été adopté par la plupart des fabricants. Ce n’est pas une recommandation de l’OMS, mais une traduction simplifiée, en nombre de pas par jour, du nombre d’heures par semaine d’activité physique préconisées par l’OMS. Ce qui est intéressant, c’est de voir que les podomètres ont « inventé » la norme des 10 000 pas quotidiens, qu’ils ont en ce sens un impact sur la représentation que le public se fait de l’hygiène de vie. Cela signifie-t-il que tous les utilisateurs font effectivement 10 000 pas par jour ? Absolument pas. Les gens ne questionnent pas la norme, en revanche, ils l’interprètent à leur manière. La normalisation ne se traduit pas forcément par une standardisation des pratiques.

Quels sont les enjeux du quantified-self pour la vie privée ? Risque-t-on de voir des entreprises (les assurances, par exemple) s’emparer de nos données personnelles ?

C’est un sujet important. Ce qui est sûr, c’est qu’une lecture, par un regard extérieur, de ces données pose problème. Les outils de quantification de soi ne sont pas des outils médicaux : les mesures personnelles ne répondent pas à un protocole commun et fiable, et les données qui en résultent ne sont absolument pas comparables d’un individu à l’autre. Là encore, le cas du podomètre est assez intéressant. Chaque utilisateur calcule ses données (le nombre de pas) à sa manière. Il y a ceux qui vont convertir en pas chacune de leurs activités sportives ‒ leur séance de vélo, leur footing matinal et, bien sûr, leur marche quotidienne. Ensuite, il y a ceux qui utilisent le podomètre comme une incitation à faire davantage de marche et l’allument uniquement quand ils entament une session de marche. Il y en a d’autres qui le mettent dès qu’ils se lèvent le matin et l’enlèvent le soir au moment de se coucher parce qu’ils veulent avoir une image de leur activité physique, quelle qu’elle soit, tout au long de la journée. Ce sont trois manières de mesurer son activité physique qui renvoient à des réalités différentes. La mesure personnelle n’est pas neutre du tout, et elle n’est pas exhaustive. L’absence d’un protocole de mesure précis la distingue de la mesure médicale ou de l’épreuve sportive.

N’est-on pas en train d’entrer dans une logique de recherche de performance permanente ?

Dans le cadre de mon enquête, j’ai trouvé les gens beaucoup plus « mesurés » (rires). Les personnes qui s’automesurent ont un regard plutôt bienveillant sur elles-mêmes. Les chiffres sont surtout destinés à renforcer l’estime de soi. Les outils de mesure de performance sont d’ailleurs plutôt adoptés par des débutants qui vont les utiliser le temps de progresser. Dès qu’ils atteignent un certain palier, soit ils laissent de côté la mise en chiffres de soi, soit ils changent de discipline pour se voir à nouveau progresser. C’est assez caractéristique.

Ce que j’ai repéré, aussi, c’est que l’usage des outils de QS permet parfois aux utilisateurs de se retrouver dans un esprit collectif alors qu’ils pratiquent un sport individuel, d’avoir l’impression d’être dans un club, un cadre institutionnel, alors qu’ils n’y sont pas.

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