L’usage des réseaux sociaux, quels impacts sur les liens familiaux ?
Etudier les usages des réseaux sociaux au sein des familles questionne tout d’abord la nature des liens qui existent et qui se créent entre les individus au sein de la famille. Comment ces réseaux socio-techniques viennent-ils rencontrer et impacter des liens sociaux intrafamiliaux préexistants ?
Le sociologue François de Singly a observé, à ce sujet, un affaiblissement du « communisme familial », le numérique selon lui, et notamment les réseaux sociaux, offrant la possibilité à chacun au sein du groupe familial de poser son individualité. La famille est devenue un lieu de développement de personnalités singulières qui ont acquis le droit à leur autonomie [Digital Society Forum, 2016][2].
Parmi les TIC, internet et les réseaux sociaux sont ainsi de plus en plus présents dans les familles dont ils impactent très significativement la dynamique interne. La distance induite au sein des familles par l’usage individualisé des réseaux sociaux fait l’objet de diverses études : « La conjugaison de l’individualisation des outils et leur multifonctionnalité entraîne le paradoxe suivant : au sein du foyer, la vie personnelle des différents membres de la famille devient très visible, mais de manière opaque. Au risque de questionner l’équilibre entre le développement de la vie privée personnelle et le développement de la vie privée familiale. » [Digital Society Forum, 2013]
Mais des études montrent parallèlement comment ces outils peuvent, à l’inverse, rapprocher certains membres d’une même famille et renforcer leurs liens. C’est ce qui est observé notamment par Laurence Le Douarin et Vincent Caradec au sujet des personnes âgées et de leurs petits-enfants [Le Douarin, Caradec, 2009]. Dans ces situations précises, les réseaux sociaux permettent de réduire les distances entre les personnes : « Bien loin de confirmer la croyance que fracture numérique et fossé des générations vont de pair, l’article s’applique à montrer que les TIC constituent une ressource précieuse pour le maintien du lien intergénérationnel. »
Je pensais que cet éloignement géographique délierait nos liens mais, grâce aux réseaux sociaux, ils ont été renforcés.
Christian Licoppe a montré quant à lui que : « Plus on se voit, plus on communique. » [Licoppe, 2002] Il écrit ainsi que les TIC peuvent renforcer les relations de deux manières différentes : d’une part, elles facilitent la gestion des relations au quotidien ; d’autre part, elles constituent le support d’une relation intergénérationnelle individualisée et personnalisée. Loin de mettre de la distance, il constate ainsi un entrelacement des pratiques de communication de visu et médiatisées plus qu’une substitution.
Ces différents travaux de sociologie montrent que l’usage des outils et des contenus numériques cristallise les tensions ou les complicités au sein d’un foyer, mais qu’il n’en est pas le déclencheur. Ces outils sont utilisés pour s’émanciper de la vie familiale autant que pour la construire et la vivre. Les échanges menés lors de l’étude en ligne ont également mis en évidence cette ambivalence d’effets, les personnes interrogées mettant l’accent à la fois sur le renforcement de certains liens familiaux grâce aux réseaux sociaux et sur certaines dérives qui tendent à en fragiliser d’autres.
Les réseaux sociaux, un vecteur supplémentaire de communication entre parents et enfants
Les premiers usages intrafamiliaux des réseaux sociaux démarrent souvent avec l’ouverture de comptes par les adolescents et la volonté de leurs parents d’accompagner cette étape : « Depuis cet été, j’ai malgré moi dû prendre des comptes sur Instagram, Snapshat, Whatsapp, Tiktok, à cause de la fréquentation « massive » de mes enfants sur ces réseaux. » Accepter les parents comme « amis » est d’ailleurs souvent une condition imposée aux enfants au moment de l’ouverture de leurs comptes. Plus qu’un souhait de surveillance, ces parents mentionnent le fait qu’ils veulent avant tout être vigilants et accompagner les premiers apprentissages de leurs enfants.
Les questions d’organisation familiale génèrent par la suite des usages assez diffus au niveau du foyer : s’informer sur l’heure de retour à la maison, se coordonner sur les courses à faire, s’informer des évènements marquants en cours de journée par exemple. C’est aussi un moyen de montrer son attention à l’autre, faire un clin d’œil en cours de journée : « Avec mon conjoint, on échange principalement sur Snapchat, des photos avec filtres ou des émojis, des gifts. C’est un moyen de s’échanger des petites pensées dans la journée. » Les participants relèvent une plus grande réactivité de leurs enfants lorsque les échanges se font sur les réseaux sociaux, ce qui peu à peu amène, par souci de simplicité, un basculement complet des échanges vers ce type de plateforme. Ces échanges enfants-parents sont particulièrement présents en cas de garde partagée ou lorsque les enfants, devenus grands, quittent le domicile.
Il est intéressant également de constater que parfois les réseaux sociaux s’invitent dans le quotidien du foyer et ceci malgré les réticences fortes de certains participants. Ça peut être un moyen plutôt efficace pour parvenir à se faire entendre des enfants : « A table !! » ou à l’inverse de communiquer entre adultes de manière discrète : « Il arrive que nous nous envoyons des messages pour communiquer sans que les enfants n’entendent. »
Ce qui semble clair, c’est que l’usage croissant des réseaux sociaux ne dégrade pas inévitablement la communication entre parents et enfants. Ils peuvent même être au contraire parfois un vecteur supplémentaire de communication en facilitant les échanges autour de sujets partagés en ligne : « Je pense également que les enfants partagent sur les réseaux sociaux des choses qu’ils ne nous diraient pas forcément. Cela nous permet d’avoir aussi un point d’entrée pour des discussions. »
Les réseaux sociaux permettent de maintenir, voire renforcer les liens avec la famille élargie
A côté de ces usages internes au foyer, les réseaux sociaux apparaissent plus présents dans les échanges avec la famille élargie. Ils permettent de « faire famille » avec des personnes géographiquement ou affectivement plus éloignées. Les périodes de confinement ont notamment mis en avant un besoin fort de se retrouver et l’envie de créer à distance des moments partagés, notamment avec les personnes les plus âgées de la famille à qui on a créé des comptes. De nouvelles habitudes de communication ont été prises dans les familles qui ont souvent été conservées ensuite.
Là encore, on constate que les réseaux sociaux permettent de renforcer certains liens. Ils permettent tout d’abord de maintenir, voire de renforcer le lien et le sentiment de proximité affective avec des proches que l’on ne peut pas voir physiquement du fait de la distance géographique : « Depuis que je vis à l’étranger, je partage beaucoup plus avec mes parents que je ne le faisais quand j’étais en France à 30 minutes de chez eux » raconte un des participants à l’étude. Ils permettent également la reprise de la communication dans des relations familiales un peu distendues où le lien n’existait pas ou plus du fait de la distance géographique : « Une de mes cousines vit aux Etats-Unis. Nous nous voyons une fois par an quand elle rend visite à ses parents. Jusqu’à présent, nous échangions quelques banalités par Facebook. Depuis quelques mois, nous échangeons régulièrement en vidéo avec Skype et surtout WhatsApp. Nous étions assez proches petites, du coup, on se retrouve, on invite aussi sa sœur et, à trois, on a l’impression de se retrouver. C’est génial ! » Les réseaux sociaux viennent également prolonger, voire renforcer le lien avec des personnes géographiquement proches que l’on voit souvent physiquement : « Même avec mes parents et mon beau-père qui habitent à 5 et 10 km, on échange presque tous les jours avec Whatsapp, même si on se voit très souvent. Ça remplace le petit coup de fil d’avant. » Les réseaux sociaux permettent enfin la création de liens plus superficiels avec des personnes de la famille dont on est peu proche d’un point de vue affectif et que l’on voit peu : « Cela crée un lien même s’il est plus diffus et permet aussi de garder un petit contact en likant ou commentant une publication. Je dirais que globalement je suis en contact sur les réseaux sociaux avec la famille que je ne vois ou n’appelle jamais ou quasiment jamais. »
Des dérives observées qui viennent parfois dégrader la relation
Dans ces quatre types de situations, on constate donc plutôt un rôle positif des réseaux sociaux au niveau du maintien de la communication intra-familiale. Néanmoins, l’étude met en avant parallèlement un certain nombre de dérives qui viennent parfois dégrader ces relations. Les participants mentionnent notamment le risque de perte de profondeur du lien dû à des relations plus superficielles en lien avec un investissement plus faible dans la relation. Ils ont le sentiment ainsi qu’il n’est pas toujours utile de prendre ou de donner de vraies nouvelles lorsqu’un simple « like » suffit à montrer sa présence à ses proches ou lorsque les cartes d’anniversaire sont abandonnées au profit d’un simple message sur Facebook. Ainsi, l’un d’entre eux écrit : « Je prends des nouvelles mais de manière indirecte au travers de likes ou de commentaires de 2-3 phrases et basta. » Le risque peut même aller jusqu’à une dégradation de la relation lorsque le rythme soutenu des échanges sur certains groupes et leur multiplication exclut peu à peu certains membres qui n’arrivent plus à suivre et se retrouvent submergés : « On peut se sentir exclu sur certains réseaux comme Facebook où certaines personnes sont très actives et rebondissent systématiquement aux commentaires des autres. Il se forme comme des petits groupes, c’est un peu désagréable. » Le fait de ne pas appartenir à certains groupes de discussion exclut de plus certaines personnes de nombreux échanges et partages familiaux, y compris dans la vie réelle comme l’explique cet autre participant : « Il y a eu Snapchat et Instagram qui sont venus sur le devant de la scène et je me suis réellement senti en décalage avec mes amis, ma famille et je me suis senti obligé de m’y intéresser pour ne plus me sentir à l’écart quand ils échangeaient en réel sur ce qu’ils avaient partagé virtuellement via les réseaux sociaux. » Un autre risque évoqué est celui du vide et de la frustration : l’affichage de la disponibilité des contacts sur les réseaux sociaux entraîne une attente forte de réactivité dans les réponses : « Ça n’apporte que des complications et de la frustration. En effet, la personne a pu ouvrir le message rapidement mais n’a pas le temps de me répondre. Alors je vais voir la notification LU et attendre en me demandant pourquoi la personne ne me répond pas. » Une non-réponse immédiate à une sollicitation fait ainsi se poser de multiples questions sur le pourquoi : « On est malheureux quand il ne se passe rien. »
Enfin, les réseaux sociaux, parce qu’ils mettent en œuvre un certain nombre de codes implicites, peuvent être sources de conflits entre personnes du fait d’incompréhensions dans les usages de chacun. Il est par exemple jugé délicat de refuser une demande d’amis sur les réseaux sociaux au risque que cela soit mal perçu par le demandeur. Il est de même tabou de quitter un groupe selon les participants à l’étude.
Pour conclure
Pour conclure, l’usage des réseaux sociaux en famille s’inscrit dans des contextes de communication préexistants variables, ce qui impacte différemment la nature et l’intensité des liens qui en résultent : ils peuvent ainsi les affaiblir autant que les renforcer. Les réseaux sociaux ne sont ainsi jamais la cause unique d’une absence de communication au sein d’une famille mais ils viennent éventuellement renforcer un fonctionnement déjà installé.
Par ailleurs, on constate un vrai paradoxe dans les usages décrits. Il y a une forte volonté de maintenir, voire renforcer la relation avec les membres de la famille élargie, et les réseaux sociaux viennent aider à cela, et en même temps, l’étude montre un objectif affiché d’y consacrer le moins de temps possible, ce qui a pour effet de rendre plus superficielle une partie de ces relations.
Observer ce que les usages des réseaux sociaux révèlent des liens familiaux et la façon dont ils les transforment et les bâtissent est un enjeu de connaissance important sur lequel il reste beaucoup à apprendre. Pour Orange, entreprise de télécommunications, comprendre comment les individus communiquent, comment ils utilisent les outils à leur disposition, et comment leurs usages évoluent dans le temps est riche d’enseignement pour positionner son offre de services.
[1] Dream Café par Orange est un site communautaire sur lequel sont réalisées des études qualitatives en ligne auprès d’internautes sous forme de forums de discussion. 30 personnes ont ici participé à cette étude. On y partage ses expériences, on y teste des maquettes ou des services, on y donne son avis sur des concepts, voire on les crée, on apporte ses retours sur des prototypes et on se projette dans le futur.
[2] Le Digital Society Forum est une plateforme collaborative ouverte initiée par Orange afin de donner à chacun des clés de compréhension pour mieux appréhender notre vie numérique. Le DSF rassemble sociologues, universitaires et acteurs de la société civile autour de grands thèmes de la vie quotidienne.