“Dès lors que l’on compare les jeux sérieux à des pédagogies actives, ils n’apparaissent pas plus efficaces en ce qui concerne l’apprentissage, alors qu’ils sont en moyenne plus coûteux.”
Ces dernières décennies, les jeux ont constitué un modèle pour la conception de dispositifs divers, dont l’enseignement. La “gamification”, l’usage d’éléments issus du “game design” dans des situations non ludiques, s’inscrit dans un contexte de massification de la pratique du jeu vidéo depuis les années 1990. Quel que soit le domaine, la promesse de la gamification est inchangée : elle repose sur l’idée que le jeu est intrinsèquement plus attractif, plus immersif, plus captivant que les autres activités humaines.
L’enseignement constitue historiquement le premier domaine à employer les jeux pour un usage autre que le divertissement, depuis au moins le 19e siècle. Dès 1820, l’École supérieure de commerce de Paris emploie des “opérations de commerce simulées”, qui consistent à mettre ses étudiants dans la situation de négociants en compétition les uns avec les autres. Les écoles de commerce modernes poursuivent ces usages. Depuis les années 1980, le secteur du jeu éducatif, visant notamment un public adulte et que l’on nomme désormais “jeux sérieux”, se développe dans de nombreux contextes, dont la formation professionnelle. Les jeux sérieux sont des jeux qui sont conçus avec pour objectif explicite la transmission de connaissances ou de compétences ; ils diffèrent en cela radicalement des jeux vidéo grand public, bien que ceux-ci puissent également produire des apprentissages. En tant qu’acteur des télécommunications, comme en tant que grande entreprise, Orange est confronté à ces jeux et aux discours qui les entourent, qu’il s’agisse de réfléchir à l’éducation par le numérique ou de former ses salariés.
Cet article passe en revue les études scientifiques de l’efficacité de ces jeux sérieux, et en particulier de cinq méta-analyses constituant, lors de la conduite de l’étude en 2018, l’état de l’art le plus à jour sur la question (Vogel et al. 2006; Sitzmann 2011; Girard, Ecalle, et Magnan 2012; Wouters et al. 2013; Clark, Tanner-Smith, et Killingsworth 2016). La technique de la méta-analyse consiste à agréger les données d’une multitude d’études publiées afin de parvenir à des conclusions plus robustes que chacune des études prises séparément. Elle permet notamment de mesurer l’effet des conditions d’étude sur les résultats. La conclusion générale de ces études, largement reprise par les médias comme par les praticiens, est que les jeux sont plus efficaces que les formes classiques d’enseignement. Cependant, ce résultat demande à être relativisé : les jeux sérieux sont plus efficaces que la pédagogie traditionnelle, mais n’apportent pas de résultats supplémentaires par rapport à des formes plus actives de transmission de connaissances ; or, ils sont souvent plus coûteux à mettre en place.
Jeux et apprentissages
Pour certains théoriciens, les jeux constitueraient des environnements mieux adaptés que l’école à l’apprentissage. James Paul Gee (2003) critique la pédagogie scolaire, trop abstraite et centrée sur des contenus théoriques éloignés de la réalité. Selon lui, les jeux vidéo offrent un modèle pédagogique alternatif, fondé sur le primat de la pratique, de l’expérience directe de l’apprenant et des boucles de feedback qui permettent l’apprentissage par essai et erreur. Mark Prensky (2008) insiste sur la motivation des apprenants. L’école, selon lui, motive principalement par la sanction, positive (récompense) ou négative (mauvaise note). L’activité d’apprentissage n’est pas motivante en soi, mais dans ses conséquences. À l’inverse, le jeu est autotélique : le fait de jouer est un but en soi. En somme, le jeu aurait la capacité à transformer des activités peu attrayantes en elles-mêmes en des activités qui peuvent être effectuées par plaisir.
Plus fondamentalement, ces auteurs soutiennent que le modèle même du jeu est plus proche de ce que les savoirs contemporains sur l’éducation considèrent comme la pédagogie efficace (Gee, 2003). Cette littérature montre en effet que l’apprentissage se fait d’abord par l’expérience et la généralisation à partir de cas particuliers. Certaines expériences sont particulièrement propices à l’apprentissage : celles qui sont “structurées par des objectifs spécifiques”, “qui ont besoin d’être interprétées”, qui procurent une “sanction (feedback) immédiate”, qui offrent “l’occasion d’appliquer les enseignements d’expériences passées”, et qui autorisent l’interaction (Gee, 2003). En effet, apprendre, c’est enregistrer des situations typiques, les stocker en mémoire, et en tirer des principes d’action réutilisables. Or, il apparaît que les jeux vidéo, ou du moins certains d’entre eux, remplissent ces conditions. Ils offrent des objectifs, un but du jeu, et procurent une validation immédiate sous la forme de points, de réussite ou d’échec.
De ce point de vue, les échecs sont des occasions d’apprentissage : c’est en ratant que l’on teste les limites du monde du jeu et que l’on apprend les bonnes manières de faire. L’intérêt des jeux vidéo est alors que l’échec y est moins risqué que dans la vie réelle : on peut simplement recommencer la partie. Ces jeux sont structurés par l’accumulation d’expériences : chaque niveau, chaque partie, s’appuie sur ce qui a été appris dans les niveaux différents, et la grande majorité des jeux offrent une difficulté croissante, augmentant les possibilités d’action au fur et à mesure que le joueur a appris à réaliser les actions basiques. Enfin, le joueur est explicitement encouragé à la réflexivité: il doit analyser ses actions passées, et le fait souvent collectivement, dans les communautés de joueurs. En ce sens, les jeux, comme l’école, enseignent un contenu ; mais les jeux le font par le biais de la pratique, alors que l’école, pour ses critiques, cherche à le faire de manière abstraite.
Figure 1: Interface du jeu sérieux Mécagenius (Potier, 2016)
Mesurer les effets des jeux
La théorie prédit donc un effet bénéfique des jeux sérieux sur les apprentissages. Qu’en est-il réellement ? De nombreuses études, de qualité variable, ont été menées sur la question. L’“efficacité” d’une formation est mesurée par le différentiel de connaissances : il faut qu’un apprenant en sache plus après la formation qu’avant. Mais surtout, pour démontrer l’efficacité des jeux sérieux, il faut qu’un apprenant les utilisant en sache plus qu’un apprenant suivant une formation qui ne les utilise pas. Concrètement, ces mesures se font par des questionnaires pré et post-formation.
De façon générale, les méta-analyses indiquent que les jeux sérieux améliorent l’apprentissage : on apprend plus, en moyenne, dans les situations où ils sont utilisés que dans celles où ils ne le sont pas (Clark, Tanner-Smith, et Killingsworth 2016). Si l’on ne s’en tient qu’à ces conclusions globales, l’efficacité des jeux sérieux semble démontrée. Cependant, ce résultat doit être relativisé. D’abord, les études analysées sont de qualité très inégale. Or, il apparaît que les études les plus solides par leur méthodologie sont aussi les moins concluantes. La méta-analyse la plus stricte, qui inclut seulement des études par “randomized controlled trials” (1), conclut à l’absence de preuve de l’efficacité des jeux sérieux (Girard, Ecalle, et Magnan, 2012), et la probabilité de trouver un résultat positif est plus importante dans les études de moindre qualité (Wouters et al. 2013).
Par ailleurs, même les études qui trouvent un effet positif des jeux sérieux sur les apprentissages ne repèrent pourtant pas d’effets sur les motivations des apprenants (Wouters et al., 2013). Ainsi, si les jeux sérieux sont bénéfiques, ça n’est pas, comme le prédit la théorie, parce qu’ils constituent une activité motivante en soi. Il semble que la raison soit plutôt à chercher du côté de l’activité : le jeu est efficace parce qu’il constitue un contexte d’apprentissage favorisant l’action.
En outre, l’effet positif des jeux sérieux n’apparaît que dans certaines conditions. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la qualité esthétique du jeu n’est pas un facteur déterminant, pas plus que sa “valeur de divertissement”, c’est-à-dire sa ressemblance aux jeux du commerce (Sitzmann 2011). Plus encore, les jeux qui cherchent à plonger le joueur dans une ambiance enveloppante et cohérente, ceux que les joueurs préfèrent dans leurs pratiques ordinaires, sont moins efficaces que les jeux plus simples.
Par-dessus tout, l’efficacité des jeux dépend grandement du contexte d’apprentissage. Les jeux ne sont efficaces que s’ils sont contrôlés par l’apprenant et non par l’enseignant ; et seulement à la condition d’être accompagnés d’autres techniques pédagogiques. Les séances d’enseignement fondées sur le jeu à l’exclusion de toute autre méthode sont moins efficaces que les enseignements traditionnels (Sitzmann 2011). Enfin, les jeux doivent être pratiqués dans la durée : les sessions de jeux isolées ne sont pas efficaces et c’est lorsque les apprenants ont un accès illimité au jeu, y compris hors-classe, que les résultats sont les meilleurs (Wouters et al. 2013). En cela, les jeux n’ont pas de pouvoir “magique” susceptible d’enseigner plus rapidement des connaissances nouvelles, mais ils reposent, comme l’éducation traditionnelle, sur la répétition.
Le résultat le plus important de ces recherches est sans doute que l’efficacité des jeux sérieux dépend largement de la situation d’apprentissage à laquelle il est comparé. En effet, face à un cours magistral, le jeu sérieux semble faire ses preuves ; mais dès lors qu’on le compare à une pédagogie active – des tutoriels, des mises en situation, etc. – il n’y a plus de différence, et parfois même, les autres dispositifs le surpassent. En somme, ce serait moins le jeu en lui-même que le caractère actif de la pédagogie qu’il met en place qui serait efficace – cela rejoint plus généralement l’état des connaissances des sciences de l’éducation.
Jouer ou travailler ?
Au-delà de l’efficacité générale du dispositif, comment fonctionne-t-il concrètement ? Un certain nombre de textes théoriques ont critiqué les jeux sérieux comme n’étant pas de véritables jeux. Les définitions classiques du jeu insistent par exemple sur l’absence de conséquences dans le monde réel. Or, le jeu sérieux transgresse cette propriété. Il n’est certes pas le seul (on pense aux jeux d’argent, aux conséquences bien réelles) mais est de ce fait objet de controverse. Pour certains, il est un simple enrobage, une apparence de jeu, dont les joueurs ne sont pas dupes.
Figure 2: Le jeu sérieux SimLead (Martin, 2017)
Les rares travaux qualitatifs sur le sujet montrent bien cette ambiguïté. Pour les participants, le jeu sérieux est rarement vécu comme un jeu, car l’on sait que ses conséquences sont réelles. Lydia Martin étudie par exemple l’usage d’une simulation de vol d’hélicoptère dans une formation professionnelle pour des cadres d’une grande entreprise. Les joueurs évoluent sous le regard de leurs encadrants et de leurs managers, et vivent l’expérience comme un examen (Martin, 2017).
Par ailleurs, les participants sont en situation de très fortes inégalités devant la situation. Dans l’étude de Martin, seul l’un d’entre eux parvient à adopter une attitude détachée, celle que les concepteurs de la formation souhaitaient favoriser en passant par le jeu. C’est également le seul, dans ce groupe, à être un joueur régulier de jeux de société dans ces loisirs : l’expérience est ici la clé de l’adaptation (Martin, 2017).
Conclusion : Les jeux sérieux sont-ils vraiment nécessaires ?
L’idée, répandue, selon laquelle les jeux sérieux constituent l’avenir des formations doit donc être tempérée. Ils apparaissent certes plus efficaces que la pédagogie traditionnelle. Mais d’une part, que ce résultat mérite encore d’être étayé, les meilleures études ne parvenant pas à le répliquer. D’autre part, et surtout, c’est moins le jeu que l’activité qui est en cause, et des pédagogies actives alternatives semblent tout aussi efficaces. Dans la réflexion globale sur les supports de formation, ces constats sont importants. Or, les jeux sérieux ont des coûts de développement élevés et leur conception demande des compétences rares. La prudence est de mise quant à leur intérêt par rapport à des alternatives. Dans la plupart des contextes, d’autres méthodes pédagogiques sont tout aussi utiles, et plus faciles à implémenter, que des jeux sérieux. Les recherches des sciences de l’éducation invitent par ailleurs à nourrir la réflexion sur les techniques d’apprentissage par une grande vigilance sur les contextes de leur mise en œuvre.
Note de bas de page
- Ce dispositif consiste à répartir aléatoirement les sujets d’une expérience en plusieurs groupes distincts, soumis à des conditions expérimentales différentes, afin de mesurer l’effet propre de ces conditions, exclusif de biais de sélection. Il est considéré comme le protocole standard dans les sciences médicales et sociales expérimentales.
Bibliographie
• Clark, Douglas B., Emily E. Tanner-Smith, et Stephen S. Killingsworth. 2016. « Digital Games, Design, and Learning. A systematic meta-analysis ». Review of Educational Research 86 (1): 79-122.
• Gee, James Paul, What video games have to teach us about learning and literacy. New York: Palgrave Macmillan, 2003.
• Girard, Coralie, Jean Ecalle, et Annie Magnan. 2012. « Serious games as new educational tools: how effective are they? A meta-analysis of recent studies ». Journal of Computer Assisted Learning 29 (3): 207 19.
• Martin Lydia, « Entraves à l’attitude ludique avec un jeu sérieux intégré dans une formation managériale. Un exercice plus qu’un jeu? » Sciences du jeu 7, 2017.
• Potier, Victor, « ‘Soyons sérieux et jouons un peu !’ Navigation aux frontières de la classe par le jeu vidéo d’apprentissage Mecagenius », Sciences du jeu, 5, 2016.
• Prensky, Mark, Digital game-based learning. Paragon House Publishers, 2008.
• Sitzmann, Traci. 2011. « A meta-analytic examination of the instructional effectiveness of computer-based simulation games ». Personnel Psychology 64: 489-528.
• Vogel, Jennifer L., David S. Vogel, Jan Cannon- Bowers, Clint A. Bowers, Kathryn Muse, et Michelle Wright. 2006. « Computer gaming and interactive simulations for learning. A meta-analysis ». Journal of educational computing research 34 (3): 229-43.
• Wouters, Pieter, Christof van Nimwegen, Herre van Oostendorp, et Erik D. van der Spek. 2013. « A meta-analysis of the cognitive and motivational effects of serious games. » Journal of Educational Psychology 105 (2): 249-65.