On entend ces derniers temps de plus en plus parler d’Interfaces Cerveau-Ordinateur ou de Brain-Computer Interfaces en anglais. Pourriez-vous nous en dire davantage, de quoi s’agit-il exactement ?
Fabien Lotte – Les Interfaces Cerveau-Ordinateur (ICO) pour les francophones, Brain-Computer Interfaces (BCI) pour les anglophones, sont des systèmes permettant de traduire une mesure de l’activité cérébrale en des messages ou commandes pour une application interactive. La mesure de l’activité cérébrale est généralement réalisée par électroencéphalogramme ou EEG à l’aide d’électrodes posées sur le cuir chevelu. Un exemple typique est un système d’ICO/BCI qui permet à un utilisateur de déplacer un curseur sur un écran vers la gauche ou vers la droite, simplement en imaginant des mouvements de la main gauche ou droite, respectivement, qui vont être identifiés dans les signaux EEG de l’utilisateur.
Notre prototype permet d’allumer ou d’éteindre une lampe ou une prise connectée ou de contrôler un objet plus complexe juste en se concentrant sur une cible.
Peut-on dire, comme on l’entend parfois, qu’il est aujourd’hui possible de lire les pensées des utilisateurs ?
Hakim Si-Mohammed – On entend souvent parler de contrôle d’ordinateur « par la pensée » lorsque l’on parle d’Interfaces Cerveau-Ordinateur. Ce qui parfois génère de l’excitation auprès de certains utilisateurs, et de l’appréhension chez d’autres. Pour répondre à la question, le concept de pensée tel qu’on l’entend communément n’a pas de définition admise ou reconnue d’un point de vue scientifique et nous sommes donc encore très loin du concept de « lecture dans les pensées ». Plus concrètement, ce que l’on va chercher à faire à travers une ICO/BCI, c’est d’associer des schémas ou des signaux électriques identifiés et très spécifiques du cerveau, à des messages ou des commandes dans un format tel qu’une machine (ordinateur) peut les exploiter pour déclencher des actions programmées. Il y a bien des travaux qui essaient aujourd’hui de synthétiser la voix de personnes totalement paralysées, via l’analyse de leurs activités cérébrales, mais on est encore très loin de la lecture dans les pensées telle que certains l’imaginent.
Quels sont selon vous les principaux enjeux liés au développement de cette technologie d’ICO/BCI ? Et quelles sont ou seront ses principales applications ?
Fabien Lotte – Les applications historiques des ICO/BCI, qui ont motivé leurs créations, sont dans les domaines médicaux et du contrôle de technologies d’assistance, notamment pour des personnes en situation de handicap moteur lourd, pour contrôler, par exemple, des fauteuils roulants ou des éditeurs de texte sans les mains, uniquement grâce à leur activité cérébrale. Plus récemment, et toujours dans le domaine médical, les ICO/BCI se sont montrées très prometteuses pour la rééducation motrice ou cognitive, suite par exemple à un accident vasculaire cérébral (AVC). En effet, à la suite d’un AVC, certains patients vont être paralysés d’un bras (lésion cérébrale due à l’AVC) et ne vont donc pas pouvoir facilement faire de la rééducation classique. C’est là que les ICO/BCI interviennent, car elles peuvent détecter dans les signaux EEG des patients que ceux-ci veulent bouger, même s’ils n’en sont pas capables physiquement. Grâce à cette détection, leurs bras paralysés pourront par exemple être bougés artificiellement à l’aide d’une prothèse robotique conçue et personnalisée sur mesure notamment grâce à une phase de calibration. Ainsi, les ICO/BCI vont pouvoir, grâce au feedback fournie par la prothèse, indiquer aux patients quand ils ont réussi à utiliser l’aire cérébrale touchée par l’AVC, pour les encourager à le faire de nouveau. Ceci va ainsi stimuler la plasticité cérébrale dans cette aire et donc aider à la récupération. Pour des applications plus grand public, les ICO/BCI peuvent aussi être utilisées comme une nouvelle commande sans les mains, directement par le cerveau, pour des applications de divertissement telles que des jeux vidéo. Enfin, les ICO/BCI sont aussi très intéressantes pour l’estimation d’états mentaux dans les signaux cérébraux tels que la charge mentale (« efforts mentaux »), l’attention ou certaines émotions, par exemple. Ceci peut être très utile pour l’évaluation (par exemple : est-ce que ce cockpit d’avion ne surcharge pas l’attention du pilote avec trop d’informations ?) ou l’adaptation d’applications interactives en fonction de ces états (par exemple, pour diminuer la difficulté d’un exercice de maths quand le système se rend compte que l’étudiant est en surcharge mentale).
Toutes ces applications sont très prometteuses. En revanche, même si les preuves de concept ont été faites, et qu’il a bien été montré que les ICO « marchent », elles ne marchent pas toujours bien, et sont encore souvent imparfaites. En effet, elles se trompent souvent dans la commande mentale reconnue dans les signaux cérébraux de l’utilisateur. Par exemple, pour distinguer un mouvement imaginé de la main gauche d’un mouvement imaginé de la main droite, les ICO actuelles vont parvenir à le faire correctement environ 80% du temps en moyenne. Elles vont donc se tromper (reconnaitre un mouvement imaginé de la main gauche quand l’utilisateur a en fait imaginé un mouvement de le main droite) environ 1 fois sur 5. De plus, il y a une proportion importante d’utilisateurs (entre 10 et 30% en fonction des types d’ICO) pour lesquelles les ICO ne marchent pas du tout : l’ICO ne parvient pas à reconnaitre correctement les commandes mentales de l’utilisateur. Actuellement, l’enjeu majeur de la recherche en ICO est donc de parvenir à concevoir des ICO fiables et robustes, qui fonctionnent pour tout le monde.
Un autre sujet d’actualité dans les domaines des TIC est celui de l’Intelligence Artificielle. Y a-t-il des liens, directs ou indirects entre le progrès dans le domaine des ICO / BCI et celui de l’IA ?
Hakim Si-Mohammed – Lorsque l’on parle d’Intelligence Artificielle aujourd’hui, on parle presque automatiquement d’apprentissage automatique, ou Machine Learning en Anglais, et c’est plutôt là que se trouve le lien entre les deux disciplines. En d’autres termes, la finalité des deux disciplines n’est pas la même, mais elles font appel à des méthodes ou des approches très similaires. Ainsi, tout comme les systèmes d’IA aujourd’hui utilisent de très grandes quantités de données pour « apprendre » à réaliser des tâches ou résoudre des problèmes particuliers, les ICO utiliseront les mêmes algorithmes pour pouvoir reconnaître des schémas précis dans les signaux EEG pour en déduire par exemple les états mentaux des utilisateurs. En ce sens, les progrès réalisés dans le domaine du Machine Learning bénéficient de manière quasi directe au développement des ICO/BCI et, du reste, dans la plupart des domaines de l’informatique. Cependant, la quantité de données disponibles pour l’apprentissage des ICO est largement inférieure à celle dont disposent des systèmes d’IA comme ChatGPT ou d’autres. Par conséquent, c’est surtout le développement de méthodes et d’algorithmes efficients, capables de généraliser à partir de peu de données, qui permettra à terme de développer des ICO plus robustes. On peut aussi ajouter que certains chercheurs sont convaincus que le développement même de l’Intelligence Artificielle passe par une meilleure compréhension du fonctionnement du cerveau afin de rapprocher le fonctionnement des neurones artificiels, utilisés dans les réseaux de neurones, de celui des neurones naturels. L’avenir nous dira quelle approche est la plus viable.
Compte tenu de l’état actuel de la technologie, quel intérêt pourraient revêtir les BCI pour les industriels ?
Fabien Lotte – Je ne suis pas moi-même un industriel, donc je ne peux pas parler en leur nom mais je peux donner mon point de vue d’académique. J’imagine qu’il y a deux approches principales : l’intérêt industriel pour des applications immédiates des ICO avec ce qui fonctionne le mieux dans les ICO dès maintenant, et l’intérêt industriel avec une vision à plus long terme, dans le but de faire de la R&D afin d’avoir accès à la technologie quand elle sera mature pour imaginer/concevoir ce qu’elle pourrait être dans le futur, pour les applications de demain.
Dans le premier cas (applications immédiates), il y a déjà des systèmes de technologies d’assistance (éditeurs de texte) et/ou de rééducation motrice pour les patients AVC qui s’appuient sur des ICO et qui sont commercialisés. On peut par exemple citer les entreprises g.tec (Autriche) ou BitBrain (Espagne). Il y a aussi de nombreux produits commercialisés utilisant des ICO (ou bien sa technologie sœur très ressemblante qu’est le neurofeedback) pour des applications de bien-être, pour régler les troubles du sommeil et de l’attention par exemple (dans ces derniers cas on peut citer les entreprises françaises Dreem, MyBrainTech ou UrgoTech par exemple). Attention toutefois, ces produits mélangent des technologies et des travaux très sérieux avec d’autres (non cités ici) qui n’ont aucune preuve clinique des effets dont ils font la publicité. Enfin il y a des startups qui explorent l’utilisation d’ICO grand public dans la vie de tous les jours, pour le jeu vidéo ou bien le contrôle simple, mais sans les mains, d’un téléphone (par exemple avec les start-up Françaises NextMind, Conscious Labs ou Wisear).
Dans le deuxième cas d’une vision à plus long terme, il y a plusieurs grands groupes qui investissent dans la R&D sur les ICO, pour développer de nouveaux usages à long-terme et/ou maîtriser la technologie en proposant pour l’instant des preuves de concepts, mais pas encore de produit concret. C’est le cas, en France de groupes comme Orange ou Cap Gemini ou à l’international de plusieurs des Gafam (Google, Facebook ou Microsoft pour ne citer qu’eux).
Parlez-nous du prototype de pilotage via BCI des objets connectés de la maison (TV, lampe, prise électrique) réalisé avec Orange.
Hakim Si-Mohammed – Dans le cadre de mes travaux de thèse menés au sein de l’équipe HYBRID dirigée par Anatole Lécuyer au sein du laboratoire Inria de Rennes, j’ai eu l’occasion de collaborer avec Orange sur le développement d’un prototype d’ICO pour une application domotique. L’idée était que ce prototype permette de contrôler des objets du quotidien comme une lampe ou une télévision à travers l’exploitation de l’activité cérébrale. Le résultat a été un prototype capable d’allumer ou d’éteindre une lampe ou une prise connectée, ou encore de contrôler un objet plus complexe comme une télévision : allumage, extinction ou encore changement de chaîne, juste en se concentrant sur une cible. Toutes ces commandes étaient sélectionnées par l’utilisateur en se concentrant sur l’icône représentant la commande et qui clignotait à une fréquence déterminée. Les icônes affichées en Réalité Augmentée, à travers un HoloLens (casque de Réalité Augmentée de Microsoft), dépendaient des objets dans le champ de vision et des commandes associées à ces objets. Mais au-delà de son aspect purement fonctionnel, ce prototype a permis de montrer la viabilité de l’intégration d’une ICO dans un écosystème réel, en l’occurrence ici la « maison connectée » d’Orange, sans interférer avec les autres méthodes d’interaction plus classiques, puisque les utilisateurs pouvaient continuer à utiliser la voix ou des boutons physiques en plus de l’ICO pour envoyer leurs commandes. Ce prototype a d’ailleurs été présenté au SIDO de Lyon et a fait l’objet d’une publication scientifique à la conférence EuroXR 2022.
Vous faites tous les deux partie du collectif pour la recherche transdisciplinaire sur les interfaces cerveaux-ordinateur (CORTICO), association qui regroupe les chercheurs francophones dans le domaine. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’association, ainsi que sur les actions qui y sont menées ?
Fabien Lotte – CORTICO est une société savante dont l’objectif est de promouvoir et de contribuer à la recherche sur les ICO, notamment en animant la communauté de recherche française en ICO et en contribuant aux réflexions et à la diffusion des connaissances sur le sujet en France, mais aussi en lien avec l’international. CORTICO organise notamment une conférence scientifique annuelle en France, avec des présentations scientifiques, des ateliers techniques, des tutoriels pour les jeunes chercheurs, etc. Elle regroupe notamment des académiques et des industriels mais est ouverte à toutes personnes intéressées ! CORTICO communique également avec les médias sur le sujet des ICO, participe aux réflexions et recommandations éthiques sur leurs utilisations en France, échange avec des chercheurs internationaux sur le sujet et édite pour ses membres une « Newsletter » (animée par les auteurs de cet article) avec des informations sur les nouveautés et évènements du domaine. Si les ICO vous intéressent, vous êtes les bienvenu(e)s, n’hésitez pas à nous rejoindre !
En savoir plus :
- Clerc, L. Bougrain, F. Lotte, « Les Interfaces Cerveau-Ordinateur 1 : fondements et méthodes», ISTE-Wiley, 2016 – lien
- Clerc, L. Bougrain, F. Lotte, « Les Interfaces Cerveau-Ordinateur 2 : technologie et applications», ISTE-Wiley, 2016 – lien
- Hakim Si-Mohammed, Jimmy Petit, Camille Jeunet, Ferran Argelaguet,
Fabien Spindler, Andéol Evain, Nicolas Roussel, Géry Casiez and Anatole Lécuyer, « Towards BCI-based Interfaces for Augmented Reality: Feasibility, Design and Evaluation »,
IEEE Transactions on Visualization and Computer Graphics. 2018. – pdf