Drivy, ou l’invention de la location « sympa »

Le secteur de la consommation collaborative soulève la question de l’engagement amateur dans l’activité l’économique : comment qualifier ces formes de participation des internautes à l’économie par le biais de l’offre ? Quel est le travail opéré par les sites web de cette infra-économie ? En d’autres termes, quels sont les cadres spontanés ou organisés de cette économie amateur, et comment aboutissent-ils à des échanges stables et une activité pérenne ?

La participation en ligne est associée à l’implication des internautes dans des activités connectées où ils s’engagent en amateurs (crowdfunding, citizen science, participatory product design, digital commons). Implicitement, ces activités sont supposées non mercantiles a priori : la plupart des travaux sur la participation en ligne se placent soit du côté des internautes, en étudiant les formes individuelles et collectives de la participation, soit du côté des entreprises qui construisent et exploitent la valeur économique de ces participations (notes et avis, etc.).

Nous souhaitons analyser ici la consommation collaborative, secteur de l’économie numérique qui se situe à la croisée de ces deux dynamiques. Forme innovante d’échanges marchands, elle se caractérise par la mise en relation en ligne d’une offre et d’une demande toutes deux non professionnelles : louer ou troquer  son logement (AirBnB, CouchSurfing, TrocMaison), vendre ses créations à la pièce (Etsy, A Little Market), proposer du covoiturage (Blablacar), louer ses services pour des micro-tâches (Fiverr, Amazon Mechanical Turk), renouveler sa garde-robe pour la vendre ou l’échanger (VideDressing, TrocParty). La consommation collaborative déploie ainsi un large éventail de biens de services, tous opérés par des particuliers mis en relation par des sites qui cadrent globalement les échanges.

Étude de cas

Lancé en 2010, Drivy est en 2015 le leader français sur ce secteur, et consolide cette place pour s’étendre à l’échelle européenne : en juin 2015, le site revendiquait un parc de 26 000 véhicules en France, à comparer aux 220 000 véhicules particuliers de l’offre professionnelle (Ada, Avis, Hertz, etc.). Comme les autres sites de location de voiture entre particuliers tels que OuiCar, RelayRides ou GetAround, Drivy propose aux propriétaires de véhicules particuliers de les mettre en location sur son site, prend en charge la partie financière et l’assurance, et prélève 30 % de commission sur les transactions.

Pour rendre compte des dynamiques participatives sur Drivy, nous combinons quatre matériaux différents :

  • 1) une analyse fonctionnelle du site : présentation de l’offre, pages de profil, cadrage de l’offre, etc. ;
  • 2) un entretien avec la chargée de communication de Drivy ;
  • 3) 12 entretiens avec des utilisateurs à Paris et à Lille, dont 8 propriétaires de véhicules ;
  • 4) un jeu de données sur l’offre de véhicules en mai 2014, les transactions réalisées sur ce parc et les profils des utilisateurs du site, constitué à partir de drivy.com à l’aide d’outils ad hoc.

Formes de la participation dans la location de véhicules entre particuliers

L’activité de location se répartit sur l’offre de manière très inégale. Tout d’abord, elle se concentre sur un faible nombre de véhicules. Sur les 11 000 véhicules disponibles en mai 2014, 55 % n’ont jamais été loués, 25 % ont été loués entre 1 et 5 fois. Les 140 voitures louées plus de 50 fois représentent 1,3 % du parc disponible, et concentrent 20,4 % des locations.

Parc de véhicules en mai 2014 et activité de location.

Une minorité de propriétaires est donc au cœur du fonctionnement du service. Chez les locataires, avec 2,2 locations par an en moyenne (médiane 1,4), la location reste une pratique occasionnelle. Dans l’usage de Drivy, se dessine une forme de déséquilibre de la participation entre offre et demande. D’un côté, la faible fréquence du recours au site par les locataires renvoie au caractère « amateur » qui caractérise la consommation collaborative. Du côté de l’offre, plus de la moitié des transactions est assurée par des propriétaires rodés à l’exercice et relevant d’un profil « pro-am » ([1] à cheval entre professionnel et amateur), impliquant la mise en place de calculs, de standardisations et de routines inhérentes à l’intensification des pratiques.

Drivy et la domestication de la participation

Le travail fondamental de Drivy consiste à susciter et mettre en marché cette double dynamique des offreurs et des demandeurs de location.

La première implication de ce travail de cadrage consiste à assurer le bon déroulement des transactions : prise en charge du système de paiement des locations, gestion des réservations et des disponibilités, interface incontournable des échanges entre membres, négociation d’un contrat d’assurance ad hoc pour encadrer ces usages particuliers de l’automobile, gestion au cas par cas des litiges éventuels entre particuliers (amendes, dégâts, etc.). Ce cadrage des échanges n’est pas seulement fonctionnel, il tend à enlever du travail des participants tout ce qui relève de compétences de vente et d’achat : capacité à mener une transaction et à négocier des prix. Ce faisant, il concentre l’échange sur les interactions et la coordination locales, mettant à distance la motivation pécuniaire première des utilisateurs de Drivy. En captant le calcul et en le mettant à distance des participants, le site inscrit les échanges dans l’univers du don (Callon et Latour, 1997), et plus largement dans la rhétorique de l’économie collaborative. Nous avons pu observer que les propriétaires les plus actifs sont aussi ceux qui opèrent une réappropriation des capacités de calcul. Ils mènent des évaluations précises des coûts et recettes associés à la location de leur véhicule (tableau excel, calcul d’amortissement, etc.). Ce sont en même temps ceux qui sont le mieux positionnés en termes tarifaires : le prix d’un véhicule qui n’a jamais été loué est de 44 € par jour, contre 24 € pour un véhicule loué plus de cent fois.

Nombre de locations effectuées par véhicule et prix moyen.

La seconde partie du travail opéré par Drivy consiste à mettre en forme et stimuler l’offre. Le site construit un catalogue clair et lisible des véhicules à louer, ce qui passe par une standardisation et l’imposition de qualités (Karpik, 2007) décrivant les véhicules (marque, modèle, caractéristiques, etc.). Il concerne également les produits : le site propose aux propriétaires certains formats marchands (durée, dégressivité du prix, etc.). L’interface incite notamment, de manière subtile, les propriétaires à suivre une grille tarifaire par tranches de cinq euros, que l’on retrouve dans la majorité de l’offre.

Interface de suggestion des prix.

Cette mise en forme de l’offre par la standardisation n’efface pas pour autant les individualités des propriétaires ni des locataires. Au contraire, le site opère sur celles-ci un travail de standardisation, que l’on retrouve sur la majorité des sites de l’économie collaborative. Cette standardisation s’appuie sur la mise en place d’une page de profil instanciant les codes stabilisés de la présentation de soi adaptée à la location de véhicule (« prénomisation », photo, âge, goûts, profil d’usage), et sur un système public d’évaluation des membres entre eux après chaque location. Ce faisant, Drivy s’inscrit dans la continuité formelle des sites participatifs marchands et non marchands, en créant les conditions d’existence d’un capital réputationnel qui va ici être directement convertible en capital économique.

Co-construction de la transaction marchande par les individus

Comment la co-construction de la transaction entre quidams se traduit-elle  dans les échanges entre membres de Drivy ? En premier lieu, il importe aux locataires et aux propriétaires de mener à bien la transaction en se choisissant et en se coordonnant. Nous observons que la construction de ces rôles se joue notamment par une présentation de soi dissymétrique : alors que le propriétaire investit peu les espaces dévolus à la présentation de soi (page de profil) au profit de la description du service (page du véhicule), la moitié des locataires prennent soin de se décrire sur leur page de profil. Cette dissymétrie du dévoilement de soi se retrouve lors des contacts et de la rencontre, où sont évoqués les éléments biographiques, l’usage prévu du véhicule (voir l’article « La sociabilité à l’œuvre dans les échanges collaboratifs » dans ce numéro). Dans les faits, ces échanges servent surtout à rassurer le propriétaire sur l’usage de son bien, et soulignent le déséquilibre des rôles puisqu’un propriétaire peut choisir de ne pas louer son véhicule à quelqu’un – un choix que les acteurs marchands traditionnels s’interdisent le plus souvent.

Cette répartition des enjeux et des rôles se retrouve dans un ensemble de conventions de comportements qui se mettent en place entre participants : les entretiens sont émaillés de considérations morales sur ce qu’ils convient de faire ou de ne pas faire en tant que propriétaire (être réactif, prêter attention à la sécurité, avoir le sens du service) ou comme locataire (abuser du temps du propriétaire, ne pas être ponctuel, vouloir redimensionner l’offre).

Propriétaires et locataires co-construisent ainsi un échange ambivalent : si la partie financière est mise à distance par le site, le caractère marchand de l’échange reste fondamental. Il se traduit par la recherche d’une minimisation des incertitudes et d’une maximisation de l’efficacité, qui repose sur la dimension réputationnelle du fonctionnement de Drivy Les locataires s’appuient notamment sur les avis déposés sur les véhicules et leurs propriétaires pour faire leur choix, ce qui se traduit par une concentration des locations sur des véhicules déjà loués. Et les propriétaires évaluent la qualité d’un locataire par la description et l’efficacité lors des échanges interpersonnels.

Pour autant, ce système réputationnel n’est pas la clé de l’activité sur Drivy : 98 % des évaluations sont positives, ce qui en fait un système peu discriminant. C’est bien plutôt le fait d’être actif, et notamment les premiers pas dans l’utilisation du site (passer du profil vide de toute transaction à un profil évalué) qui constitue la porte d’entrée dans l’usage de ce service marchand, ce qui renforce son caractère participatif.

Conclusion

La location de voitures entre particuliers en ligne relève d’un agencement spécifique des engagements et de la participation en ligne. La dimension marchande est partout : elle est une motivation première pour les internautes, propriétaires ou locataires, elle reste au cœur du travail de mise en marché opéré par Drivy, et elle devient l’objet de calculs poussés chez les propriétaires les plus actifs. Pour autant, cette dynamique fait l’objet d’un effacement public au profit d’une logique relationnelle, qui s’incarne dans les pages de profil et les évaluations inter-individuelles. Ce faisant, Drivy s’appuie pleinement sur les formats de la participation non marchande pour construire et faire vivre une activité dont le caractère marchand affleure pourtant sans cesse. Ce dualisme se révèle être un pilier de cette « économie du partage ».

En savoir plus :

 

  • Callon M., Latour B., « « Tu ne calculeras pas » ou comment symétriser le don et le capital », Revue du MAUSS, n°9, 1997.
  • Karpik L., L’économie des singularités,Gallimard, 2007.
  • Kittur A, Suh B., Pendleton B., Chi E., “He says, she says: conflict and coordination in Wikipedia”. Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems (CHI ’07), 2007.
  • Mellet K., Beauvisage T., Beuscart J.-S., Trespeuch M., « A ‘Democratization’ of Markets? Online Consumer Reviews in the Restaurant Industry », Valuation Studies, 2014 2(1), 5-41.

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