L’impératif d’action comme moteur de changement ?
Notre société subit une succession de crises climatiques, environnementales, géopolitiques, énergétiques, sanitaires, sociales, etc. La répétition de ces crises systémiques, leur intensité et leur fréquence croissantes fragilisent notre société. Ces chocs ont toutefois un effet positif : la prise de conscience de l’impératif d’action. Nous sommes entrés dans un monde où l’expansion n’est plus la règle et où l’urgence à s’engager vers une société plus durable s’impose. Cette transition consiste en particulier à décarboner la société et atteindre une forme de sobriété. Elle nécessite des changements systémiques profonds (de nos organisations économiques, sociales, etc.) mais aussi des changements rapides et durables de certains comportements individuels.
Dans cette perspective, le numérique, aujourd’hui indispensable pour communiquer, travailler et consommer, est perçu de façon paradoxale. D’un côté, il est critiqué comme faisant partie du problème du fait de l’empreinte matérielle et environnementale croissante des infrastructures et des terminaux numériques [1]. D’un autre côté, le numérique est présenté comme une partie de la solution, un nombre croissant d’organisations économiques, sociales et scientifiques s’appuyant sur des technologies numériques pour répondre à certains enjeux, notamment climatiques et environnementaux.
Quel pourrait être l’apport des techniques d’incitation douce (nudges en anglais) pour accompagner les utilisateurs vers des usages du numérique plus responsables ?
A la différence de la consommation d’énergie ou d’eau, le numérique a cette particularité que le client n’est pas facturé en fonction de son usage mais selon un modèle forfaitaire d’accès présenté comme illimité. Ainsi, l’utilisateur perçoit difficilement ce qu’il consomme réellement et plus encore les impacts de sa consommation. Même lorsqu’il en a l’intention, il ignore le plus souvent comment atteindre une forme de sobriété numérique. Comment la culture numérique de l’illimité peut-elle rencontrer la culture écologique de la sobriété ? [2]
Des nudges pour accompagner nos clients sur le chemin de la durabilité ?
Les nudges sont des méthodes permettant d’inciter des individus à changer certains de leurs comportements ou certaines de leurs décisions. Ces méthodes n’impliquent aucune coercition : les individus ne sont soumis à aucune contrainte ni obligation, ne risquent aucune sanction. Fondées sur des recherches en psychologie et en économie comportementale, ces méthodes ont été théorisées par Richard Thaler (The University of Chicago) et Cass Sunstein (Harvard University) [3]. Elles partent du postulat que nos choix ne sont pas uniquement déterminés par notre capacité à raisonner en fonction de nos propres intérêts, mais sont aussi influencés par un certain nombre de biais cognitifs, tels que nos émotions, la prise en compte de l’avis des autres, nos peurs, nos intentions, nos souvenirs, le tout sans que l’on ne s’en rende compte. Or, jouer sur ces biais peut s’avérer plus efficace que la contrainte pour orienter nos comportements et nos décisions. La suggestion indirecte peut, sans forcer, influencer la prise de décision de manière tout aussi efficace que l’instruction directe, sinon plus. Dès le début des années 2010, de nombreux pouvoirs publics se sont saisis de ces méthodes, d’abord aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Australie. Parmi les projets les plus notables, on peut par exemple citer des signalisations au sol peintes pour inciter les conducteurs à réduire leur vitesse près du Lake Shore Drive à Chicago. Constituées d’une série de lignes blanches de plus en plus serrées au fur et à mesure que le conducteur se rapproche du virage, elles donnent l’impression que la vitesse du véhicule augmente. Autre nudge, également imaginé aux États-Unis, le fait de faire apparaître des smileys plus ou moins approbateurs sur les factures d’électricité selon la position de cette la consommation par rapport à la consommation moyenne d’un foyer similaire.
Étudiée au plan international depuis une vingtaine d’années, ces techniques d’incitation douce peuvent se montrer efficaces lorsque deux conditions essentielles sont réunies : d’une part, l’adhésion de l’utilisateur à la nécessité de modifier son comportement ; d’autre part, la compréhension des déterminants du comportement à changer. Il est indispensable que ces objectifs de changement de comportements s’alignent avec les valeurs (écologiques, sociales, sociétales) de l’utilisateur, et que les techniques d’incitation utilisées soient personnalisées selon l’utilisateur, son contexte.
Les nudges posent un certain nombre de questions éthiques qu’il est primordial de prendre en compte, comme par exemple la façon dont devraient être définis les bons comportements, les bonnes pratiques à privilégier : par quels acteurs, selon quels critères ? Quid des conflits d’intérêts potentiels ? Par ailleurs, des risques, notamment de manipulations condescendantes sont inhérents à ces techniques d’incitation douce (on parle parfois de dark nudges).
Si les techniques d’incitation douce sont faciles à mettre en œuvre et peu couteuses, leur portée reste généralement relativement limitée [4]. Or, des solutions à la hauteur des enjeux sociétaux et environnementaux actuels impliquent des changements très profonds de nos modes de vie. Par ailleurs, aborder les enjeux sociétaux et environnementaux nécessite une approche systémique questionnant nos organisations (économiques, politiques, sociales, …), et pas uniquement les comportements individuels [5]. Néanmoins, les nudges représentent un levier d’action intéressant à exploiter pour Orange dont la mission est de garantir que le numérique soit pensé, mis à disposition et utilisé de façon plus durable. Cette durabilité n’est jamais atteinte, c’est un cheminement. Bien utilisées, les techniques d’incitation douce pourraient contribuer à accompagner chaque client vers des usages plus durables. Ainsi, des nudges personnalisés permettraient de tendre vers des usages plus sobres, plus sûrs, plus raisonnées :
- Plus sobres, par exemple en incitant l’utilisateur à limiter leur consommation de données, en privilégiant le Wifi à la 4G/5G, en privilégiant les plateformes audio aux plateformes vidéo pour l’écoute de musique, ou encore en éteignant les équipements non utilisés (box internet, etc.) ;
- Plus sûrs, par exemple en prévenant certains dangers du numérique tels que le cyberharcèlement ou l’accès par des enfants à des contenus inappropriés ;
- Plus raisonnés, par exemple en luttant contre l’addiction aux écrans ou en priorisant certains usages.
Concrètement, différents types de dispositifs et d’outils pourraient être conçus et proposés à nos clients pour les accompagner dans leurs changements de comportements numériques. Cela pourrait être par exemple des dispositifs tangibles ou ambiants permettant de rendre visible et de doser leur consommation numérique :
- Des outils permettant la fourniture à l’utilisateur d’informations personnalisées telles que la quantité de données qu’il consomme, le temps passé devant ses écrans, les impacts environnementaux de ses services numériques, etc. ;
- Des outils permettant la fourniture d’éléments de comparaisons sociales (ex. comparaison de la consommation de données d’un utilisateur à la consommation de données moyennes des utilisateurs de profils similaires) ;
- Des outils permettant la prise d’engagements par l’utilisateur (réduction de son temps passé devant les écrans, de la quantité de données consommées, etc.), que celui-ci peut éventuellement choisir de partager avec son entourage.
Des premiers nudges expérimentés auprès de 1.000 utilisateurs
Fin 2022, Orange et son partenaire académique, le Laboratoire d’Expérimentation en Sciences Sociales et Analyse des Comportements (Burgundy School of Business), ont organisé une expérimentation visant à observer l’effet de différents types de nudges sur certains comportements numériques. L’objectif était de privilégier l’utilisation du réseau Wifi au réseau mobile 4G/5G et de limiter leur consommation de données mobiles.
Dans un premier temps, des sessions de co-design organisées avec des étudiants ont permis d’identifier les principales barrières comportementales limitant l’utilisation du Wifi et empêchant la maitrise de la consommation de données mobiles. Le principal obstacle comportemental identifié est la méconnaissance de l’empreinte environnementale du numérique et des changements de comportements individuels pouvant contribuer à limiter celle-ci (par exemple les avantages à privilégier l’utilisation du Wifi à un réseau mobile). Si la fourniture de telles informations à l’utilisateur est nécessaire pour obtenir des modifications substantielles de son comportement, elle n’est pas suffisante : l’utilisateur doit aussi être actif dans sa démarche de sobriété, par exemple en prenant des engagements réguliers sur la réduction de sa propre consommation de données.
Tenant compte de cette analyse préliminaire, des nudges ont été mis en œuvre puis évalués auprès de 1.000 étudiants de différentes villes (Dijon, Montpellier, Strasbourg, Nice), pendant 5 semaines. Une application pour smartphone a permis de collecter les données de consommation de chaque participant pendant toute la durée de l’expérimentation. Dans un premier groupe d’étudiants, chacun a reçu chaque semaine des informations telles que la quantité de données mobiles consommées, la quantité de CO2-eq émis du fait de l’utilisation du mobile, ou encore les émissions qui auraient pu être évitées si un réseau Wifi avait été systématiquement utilisé. En plus de ces informations, les étudiants d’un second groupe ont été invités à se fixer chaque semaine des objectifs de réduction de leur consommation de données mobiles ; chaque étudiant pouvait suivre, semaine après semaine, s’il atteignait ou non les objectifs qu’il s’était lui-même fixé la semaine précédente. Par ailleurs, des questionnaires soumis aux participants (relatifs à leurs traits de personnalité, leur sensibilité à l’environnement, ou encore leurs habitudes de consommation, etc.) ont permis d’étudier les corrélations entre l’efficacité des nudges testés et le profil des participants.
L’analyse des résultats obtenus a notamment montré que la seule communication d’informations n’a que peu d’impact sur l’utilisation du Wifi par rapport au réseau mobile et sur la réduction de la consommation de données mobiles. En revanche, l’ajout d’un dispositif d’engagement personnel permet d’augmenter significativement l’utilisation du Wifi et de réduire la consommation de données. Les effets de ce dispositif ont persisté pendant les deux semaines qui ont suivi l’arrêt du dispositif (le suivi des comportements n’a pas été réalisé au-delà). Enfin, en utilisant le modèle 1byte Model (2018) proposé par The Shift Project, il a été évalué que la mise en œuvre d’un tel dispositif d’engagement personnel pourrait permettre de réduire de 2,4 kg CO2-eq par an et par utilisateur l’empreinte carbone de l’utilisation du mobile.
Au-delà de cette possible contribution pour tenter de limiter les émissions de GES du numérique, les techniques d’incitation douce pourraient aussi être utilisées pour prévenir d’autres dangers du numériques. Ainsi, des nudges à vocation éducative pourraient permettre à un utilisateur de prendre pleinement conscience du temps qu’il passe quotidiennement devant ses écrans et contribuer ainsi à lutter contre une éventuelle addiction aux écrans. D’autres nudges pourraient contribuer à sensibiliser les parents aux effets délétères de certains comportements de leurs enfants : risque de cyberharcèlement en cas de publication de contenus intimes sur les réseaux sociaux, risque de déscolarisation en cas d’une surutilisation du mobile, ou encore risques liés à l’accès par un enfant à des contenus destinés aux adultes, etc.
Encore beaucoup de travaux de recherche à mener
Cette expérimentation a montré l’effet significatif des nudges sur le changement des comportements numériques visés, dans un contexte bien précis et auprès d’une population spécifique d’étudiants. Elle en a aussi soulevé de nouvelles questions qui pourront faire l’objet de prochains travaux de recherche :
- Comment maintenir l’efficacité incitative des dispositifs dans le temps, en évitant notamment l’effet de lassitude, le rejet ?
- Comment personnaliser plus encore l’incitation, en l’adaptant selon le profil de l’utilisateur et selon son contexte d’usage, afin que l’incitation soit optimum ?
- Quels sont précisément les coûts de mise en œuvre de ces techniques d’incitation appliquées au numérique (coût environnemental et coût économique), en tenant compte notamment de l’impact environnemental global, des éventuels effets rebonds, qui restent à étudier ? ;
- Comment minimiser les éventuels effets rebonds délétères ?
- Finalement, est-ce que les petits gestes préparent les gros, ou bien les petits gestes servent avant tout d’excuses absolutoires pour ne pas faire les gros ?
Sources :
[1] – La numérisation du monde. Un désastre écologique (2021) – F. Flipo, L’Échappée
[2] – Impact environnemental du numérique en 2030 et 2050 : l’ADEME et l’Arcep publient une évaluation prospective (2023) – ADEME
[3] – Nudge: Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness (2009) – Thaler, Richard H., Sunstein, Cass R.
[4] – Les « nudges », des incitations douces à la portée encore limitée (2022) – J. Lairesse (Université de Limoges), The Conversation
[5] – Face à l’urgence climatique, méfions-nous de la sur-responsabilisation des individus (2019) – S. Dubuisson-Quellier (CNRS, Sciences Po)
En savoir plus :
The effectiveness of nudging: A meta-analysis of choice architecture interventions across behavioral domains (2022) – S. Mertens, et al.
Notre engagement pour l’environnement : Net Zéro Carbone en 2040 (2023) – Orange
Comprendre et maitriser son empreinte numérique à domicile (2023) – Hello Future (site de la recherche et de l’innovation d’Orange)