“L’usage d’une application bancaire de gestion des comptes conduit-il à adopter des bonnes pratiques budgétaires ? La réponse est mitigée”
Parmi l’ensemble des outils numériques permettant aujourd’hui de tracer ses activités, les applications bancaires de suivi des dépenses occupent une place à part du fait de leur succès. 55% des Français en ont téléchargé au moins une, 89% d’entre eux la consultent au moins une fois par semaine [1]. Proposés d’abord dans les espaces personnels de sites bancaires, les outils de suivi des comptes font désormais partie des applications les plus fréquemment consultées sur les smartphones.
Le succès des applications bancaires enrichit l’histoire de la comptabilité domestique qui, au tournant des années 1960-1970, a connu deux évolutions majeures. La mensualisation du salaire et la bancarisation concomitante de la population française ont alors durablement modifié les pratiques de gestion comptable au sein des foyers [2]. Après le succès de la carte à puce (fin des années 1980), la montée en puissance des FinTech dans les années 2010 complexifie le paysage des services bancaires et implique un nombre croissant d’acteurs : digitalisation des acteurs traditionnels, néo banques, nouvelles solutions de paiement notamment mobile, agrégateurs de compte, éditeurs de solutions de Personal Finance Management (PFM) ou de gestion de dépenses à plusieurs. Les innovations du secteur invitent les utilisateurs à renouveler leurs pratiques ordinaires en matière de gestion de leur(s) compte(s). Ces bouleversements qui interrogent les leviers de la confiance des particuliers [3] invitent aussi à questionner leur montée en compétence en matière de gestion budgétaire. Selon ses promoteurs, le self-tracking, c’est-à-dire l’autosurveillance de ses propres traces d’activité, participe au développement d’une meilleure connaissance de soi. Qu’en est-il en matière de traces bancaires ? Les interfaces pour opérer et suivre les mouvements d’argent depuis un smartphone favorisent-elles une meilleure gestion des comptes comme l’indiquent leurs promesses ?
L’enquête propose une double approche : d’une part une analyse du besoin en matière d’outils d’aide à la gestion budgétaire dans le contexte français ; d’autre part une description sociologique des transformations en cours dans les pratiques. L’exploration des nouveaux services bancaires est d’abord introduite par une analyse du besoin d’éducation financière dans la population française et de la nécessité d’initier une réflexion sur le renouvellement des formes que peut prendre cette éducation à l’ère numérique [4]. L’article rend ensuite compte d’une étude sociologique originale, menée en 2016, basée sur l’analyse des fonctionnalités d’une cinquantaine de dispositifs et des entretiens approfondis avec 12 utilisateurs [5]. Le rôle des nouvelles technologies dans la diffusion de “bonnes pratiques” comptables se révèle mitigé : si une culture de la réflexivité, consistant à se prendre comme objet de sa propre observation, se diffuse bien à travers l’usage des outils [6], ces derniers favorisent une gestion en temps réel des budgets qui s’écarte des préconisations institutionnelles en la matière.
L’horizon d’une éducation budgétaire
La perspective d’une simplification des tâches est souvent au cœur des discours accompagnant l’offre de produits et services numériques et les outils dédiés à la gestion du budget domestique n’échappent pas à cette rhétorique. Mais la simplification n’épuise pas l’horizon des promesses. L’incitation à une meilleure gestion financière par l’usage de “solutions” numériques est également largement préconisée. Elle trouve des relais dans des politiques publiques soucieuses d’élever le niveau de compétence des populations en la matière.
L’éducation financière (financial literacy) est devenue un enjeu social important. Le terme recouvre l’éducation budgétaire et l’apprentissage des outils bancaires (ainsi que la compréhension élémentaire des notions économiques et des politiques publiques). Les compétences du grand public en la matière ont été caractérisées comme trop limitées par des organismes tels que l’OCDE dès les années 1990. Et les Français, selon les comparaisons internationales, seraient particulièrement à la traîne au sein de l’Europe. Parmi les initiatives, une stratégie d’éducation économique, budgétaire et financière des publics a été mise en place en 2016, à la demande du Ministère des Finances. Elle a été confiée à la Banque de France et repose sur cinq piliers. L’un d’eux consiste à soutenir les compétences budgétaires et financières tout au long de la vie, en mettant à disposition de tous une information sélectionnée, neutre, pédagogique, actualisée et gratuite, ainsi que des outils d’aide à la décision faciles à appréhender. Si la prise en charge des publics sensibles, jeunes et personnes en difficulté financière, est décrite comme passant avant tout par un accompagnement humain, dans le temps du parcours scolaire ou de l’intervention sociale, le recours à des solutions d’autoformation à l’aide de supports numériques est également promu. Sites d’informations et dispositifs numériques d’aide à la décision doivent prendre leur part pour guider les particuliers vers de bonnes pratiques. Ainsi, par exemple, en novembre 2019, le comité stratégique d’éducation financière (qui rassemble plus d’une vingtaine d’acteurs institutionnels et associatifs) a annoncé, parmi d’autres initiatives, la conception d’une application mobile pour les 17-25 ans contenant des notions d’éducation financière.
Les FinTech ont bien identifié que l’éducation financière des jeunes offrait de nouvelles opportunités de marché et proposent un véritable accompagnement des adolescents, de la gestion de l’argent de poche à l’autonomie financière. En 2019, trois néobanques ciblant les jeunes se sont lancées : Xaalys, Pixpay et Kard. Ces offres dites “éducatives” se concentrent toutes autour d’une application mobile ludique, d’une carte Mastercard personnalisée à autorisation systématique, de fonctions évolutives de contrôle parental et de cagnottes. Au-delà des jeunes, vers lesquels l’effort pédagogique est ostensible, tout le grand public destinataire d’offres de suivi de budget est incité à mieux gérer son argent au quotidien.
Des “bonnes pratiques” inégalement embarquées dans les outils
L’enquête sociologique porte sur une cinquantaine d’applications d’aide à la gestion des comptes diffusées en France (des applications de banque comme Société Générale, Boursorama, Hello bank à celles des agrégateurs de compte comme Bankin ou Linxo). Leurs fonctionnalités ont été systématiquement relevées et mises en regard des opérations prônées par les intervenants sociaux et par les sites des institutions en charge de promouvoir l’éducation budgétaire [7]. L’analyse des scripts embarqués par les outils révèle un certain écart par rapport aux règles préconisées.
En effet, l’examen des sources documentaires [5] montre un consensus autour de six règles de conduite le plus souvent préconisées, et exposées ici dans l’ordre d’importance accordées par leurs promoteurs.
1/ Tenir ses comptes régulièrement (au moins une fois par mois) consiste à consulter le solde et à pointer les dépenses sur les relevés pour vérifier qu’il n’y a pas d’erreur.
2/ Trier ses dépenses par degré de contrainte consiste à les prioriser pour repérer les possibles économies, selon trois niveaux : les dépenses fixes (pré-engagées) sur lesquelles l’individu a peu de prise à court terme ; les dépenses courantes (alimentaires, transport, etc.) qu’il est possible de réduire mais pas drastiquement ; et les dépenses occasionnelles (habillement, vacances, etc.) pouvant être limitées.
3/ Se constituer une épargne consiste à mettre de l’argent de côté régulièrement sur un compte dédié si possible par virement automatique.
4/ Mensualiser ses frais consiste à fractionner les dépenses importantes (les impôts par exemple)
5/ Etablir un budget prévisionnel annuel consiste à recenser, souvent sur le modèle de l’année précédente, les ressources et dépenses prévues et les mensualiser.
6/ Enfin, trier ses dépenses par poste (logement, alimentation, etc.) permet d’évaluer leurs poids relatifs dans l’objectif d’une éventuelle révision.
Si l’ensemble de ces opérations sont bien prises en compte dans les logiciels de gestion des comptes, elles nécessitent un travail minutieux et long de report des données et de catégorisation manuelle que la plupart des applications pour smartphone proposent de réduire et simplifier. En automatisant l’inscription des sommes dans certaines catégories, directement issues des comptes bancaires associés, elles proposent d’écourter les opérations manuelles et d’afficher les données dans des visualisations synthétiques facilement mobilisables : équilibre des comptes, progression du solde dans le temps, etc.
Un repérage systématique des fonctionnalités présentes dans les applications et des formes de visualisation des données privilégiées montre que ces dernières favorisent d’abord la gestion en temps réel des budgets. Elles facilitent la tenue de compte en proposant notamment des alertes et des notifications qui permettent la vérification des soldes et des opérations au quotidien. Elles mettent aussi en avant la possibilité de conserver les données et de suivre l’évolution de ses comptes, ainsi que de mieux connaître la répartition des postes de dépenses, une opération peu centrale dans la littérature sur l’éducation budgétaire. En revanche, les opérations de priorisation des dépenses par degré de contrainte et de lissage des dépenses sont au contraire bien moins présentes dans les interfaces des applications que dans les discours d’accompagnement de l’éducation budgétaire.
La consultation du solde au cœur des usages
L’enquête a été complétée par des entretiens approfondis auprès de 12 utilisateurs d’outils numériques d’aide à la comptabilité domestique. Ils montrent que les formes d’appropriation des dispositifs techniques sont plurielles. Même si l’adoption des fonctionnalités et leurs paramétrages varient considérablement d’un utilisateur à un autre, quelques traits communs se dégagent des pratiques des enquêtés. Il convient d’abord de noter que l’usage d’une application bancaire pour gérer ses comptes est un “pli” que l’on prend vite et durablement, sans investir de temps dans la prise en main de son outil. Contrairement aux usages souvent intermittents du self-tracking du sommeil ou des pas, le suivi de son budget sur mobile est devenu régulier et intense pour tous les enquêtés, sans intention d’abandon. Deux autres résultats concernent la tenue de compte et le tri des dépenses.
Les applications bancaires sont avant tout utilisées pour une opération basique de tenue de compte, c’est-à-dire la consultation du solde. Celle-ci constitue une fonctionnalité incontournable, tandis qu’une partie seulement des enquêtés mobilisent les possibilités de pointage pour vérifier les dépenses ou d’obtention d’une alerte en cas de solde bas. La consultation sur smartphone est jugée beaucoup plus pratique que le recours à l’édition du solde au guichet automatique ou aux relevés papier. “En fait, je regarde tous les jours et là, par exemple, en début de mois, comme ça, il m’arrive de regarder deux à trois fois par jour, une fois le matin, une fois le midi, une fois le soir, pour savoir si des choses sont passées, si j’ai touché mon salaire, des choses comme ça.” (Lison, 24 ans, étudiante). Une mère célibataire mesure ainsi chaque jour le fruit de ses efforts pour rester dans son budget : “Je suis super contente parce que déjà dès que je l’ouvre, c’est ça que je vois en premier. Donc déjà ça me rassure.” (Djamila, 38 ans, responsable en sureté aéroportuaire). Devenue une micro-tâche machinale, effectuée au jour le jour sur la base d’un calcul automatisé, la consultation du solde permet désormais un ajustement en temps réel “dans la réaction” dit un autre interviewé, pour s’autoriser ou ajourner des dépenses et faire des versements entre compte courant et compte épargne. Ainsi, la tenue de compte est désormais davantage inscrite dans l’horizon de petits gestes quotidiens de vérification et ajustement plutôt que dans de véritables séances de tenue de compte rétrospectives.
Malgré les promesses techniques concernant l’automatisation du tri des dépenses par poste, les applications peinent à emporter l’adhésion des utilisateurs concernant les fonctionnalités analytiques. L’accumulation des données bancaires, leur mise en série, leur catégorisation semblent sous-employées. “Je m’attendais à avoir une compréhension (…) Que le loyer me coûte une fortune, je le sais. Que le gamin me coûte une fortune, oui je le sais aussi et qu’après on passe tout en bouffe, oui je le sais aussi et puis de temps en temps on a une dépense vacances, oui je le sais aussi. Je fais quoi de tout ça ?” (Samuel, 36 ans, chef de projet). Seuls certains jeunes enquêtés disent apprendre sur eux-mêmes à la lecture de la part relative de leurs différents postes de dépenses.
Plus largement, la notion d’objectif, si importante dans la plupart des outils de “self-tracking” d’activité pour orienter la lecture des données singulières enregistrées, reste quasiment absente des usages des applications bancaires – au-delà du maintien d’un solde positif. Les enquêtés n’utilisent pas les dispositifs bancaires pour apprendre à mieux gérer leur budget : ils n’établissent pas de prévisionnel, ne se fixent pas de montants à épargner, ne cherchent pas à lisser leurs dépenses et encore moins à les prioriser selon un degré de contrainte.
Malgré des promesses d’accompagnement du public vers une meilleure gestion financière, l’enquête auprès des utilisateurs suggère que l’usage des applications bancaires a favorisé l’adoption d’une manière de faire ses comptes relativement éloignée des règles préconisées par la “financial literacy”. Loin de concourir à aligner les comportements individuels sur des formes d’anticipation et de planification des budgets, les outils de gestion bancaire permettent une auto-surveillance en temps réel tout en rendant possible une forte personnalisation des usages. Pour intégrer un positionnement inclusif et responsable au cœur des solutions innovantes, ces résultats invitent à articuler finement la conception des applications bancaires avec une connaissance des usages effectifs du grand public. Fort de cette conviction, et en concertation avec les équipes d’Orange Mobile Finance, un projet de recherche-action de conception d’un dispositif bancaire à visée éducative est aujourd’hui engagé en ce sens, dans le cadre d’une thèse en science de l’éducation [8]. La réflexion sur cet objectif ambitieux devra tenir compte des transformations en cours (massification de la consommation en ligne, digitalisation des nouveaux moyens de paiement et diminution du cash) et de leurs impacts sur les pratiques de comptabilité ordinaire. La marche reste haute pour que la restitution des données bancaires aux particuliers devienne un levier en matière de compétences financières, mais l’impressionnant succès des applications bancaires dans toutes les couches de population est un contexte encourageant.
[1] Etude Fédération Banque Française-IFOP. Les Français, leur banque, leurs attentes, 2018.
[2] O. Feiertag, La bancarisation de la société française dans les années 1968, in Y. Marec et al. Les français et l’argent XIXe-XXIe, 2011.
[3] P. de Leusse, After Banking. Banques et confiance : la grande réconciliation digitale. Débats Publics éditions, 2019.
[4] B. Foucault, E. Le Huérou et F. Toutain, L’éducation financière, un levier de confiance pour les banques, Research Memo Orange, 2019.
[5] O. Nouhant et A.-S. Pharabod, Suivre ses dépenses sur mobile, Rapport de stage Orange, 2016
[6] D. Lupton, Self-tracking cultures: towards a sociology of personal informatics, OzCHI, 2014.
[7] J. Lazarus, L’ascension de la financial literacy, in S. Dubuisson-Quellier, Gouverner les conduites, 2016.
[8] A. Scherer, Conception d’un dispositif numérique d’éducation financière, à partir de l’analyse de l’activité des acteurs. Thèse en sciences de l’éducation, en cours.