Les sismologues ont récemment trouvé un champ d’application pour l’IA, en lui assignant l’objectif de faire progresser la prévision et la prévention des risques sismiques. Des chercheurs de l’IRD, au laboratoire Géoazur, et du DPRI de l’université de Kyoto développent un algorithme d’apprentissage profond utilisant des ondes d’origine gravitationnelle pour estimer de manière plus fiable et rapide la magnitude des grands séismes (magnitude supérieure à 8). Ces travaux ont fait l’objet d’une publication dans la revue “Nature” en mai 2022. Explications avec Quentin Bletery, géophysicien et co-auteur de l’étude.
Où en est-on en matière de prévision sismique ? Est-il possible de “prédire” un tremblement de terre ?
Quentin Bletery : Non, on ne dispose aujourd’hui d’aucune façon de prédire un séisme. Les efforts se concentrent plutôt sur l’alerte sismique, qui vise à détecter le plus tôt possible un séisme, le localiser, en estimer la magnitude et informer les autorités et la population. Lorsqu’un tremblement de terre se déclenche, on dispose d’un court laps de temps – de l’ordre de quelques secondes pour les alertes sismiques, et généralement entre trente minutes et deux heures pour les alertes tsunami –, pendant lequel on peut mettre en place un certain nombre de mesures.
Comment fonctionnent les systèmes d’alerte actuels ? Quelles sont leurs limites ?
Q.B. : Les ondes sismiques se propagent à une vitesse de quelques kilomètres par seconde (6,5 km par seconde pour les ondes P). Les télécommunications se transmettent, elles, à la vitesse de la lumière. Aussi, un capteur sismique positionné près de l’épicentre d’un séisme va potentiellement pouvoir enregistrer des signaux et les transmettre à un centre de contrôle avant que la population ne ressente les premières secousses. Cette information est analysée et permet, le cas échéant, de déterminer un rayon à l’intérieur duquel les personnes concernées recevront une alerte (par SMS, par exemple). Ces systèmes relativement récents présentent deux limites. La première est qu’ils ne sont pas assez rapides : ils ne laissent pas suffisamment de temps pour réagir (quelques secondes seulement) parce que les ondes sismiques voyagent tout de même très vite. La seconde limite est qu’ils ne renseignent pas de manière fiable sur la magnitude des très grands séismes. Pour des raisons instrumentales et fondamentales (impossible de connaître l’évolution d’un tremblement de terre avant qu’il ne soit terminé, par exemple), les estimations saturent généralement aux alentours d’une magnitude de 7. Pour un séisme de magnitude 9, un système d’alerte standard produira une estimation de 7.
Vous expliquez que cela pose un problème pour l’estimation des tsunamis…
Q.B. : Oui, car l’importance du tsunami va dépendre de la magnitude du séisme. Or, la magnitude est une échelle logarithmique, ce qui signifie qu’un séisme de magnitude 9 est trente fois plus grand qu’un séisme de magnitude 8. Pour un tsunami, cela représente trente fois plus d’eau déplacée avec une vague qui pourra être dix fois plus grande et donc des effets beaucoup plus dévastateurs sur la côte. L’algorithme que nous développons a pour objectif d’améliorer les systèmes d’alerte sismique et tsunami en se basant sur un nouveau signal qui précède les ondes sismiques et qui est plus sensible aux très grosses magnitudes.
Pourriez-vous décrire comment cet algorithme fonctionne et comment il a été entraîné ?
Q.B. : C’est un CNN – un réseau de neurones convolutifs. Il est basé sur des signaux identifiés très récemment appelés PEGS pour “Prompt ElastoGravity Signals” (signaux rapides d’élastogravité). Lorsqu’un grand séisme se produit, une immense masse de roche bouge de façon soudaine. Lors du séisme de Tōhoku au Japon en 2011, une surface de 200 km sur 500 km s’est déplacée sur plusieurs mètres. Le mouvement de cette énorme masse de roche engendre une perturbation du champ de gravité terrestre que les sismomètres sont capables de mesurer. Cette perturbation est très faible, mais elle se propage de manière instantanée, à la vitesse de la lumière. Par ailleurs, on s’est rendu compte que les PEGS sont beaucoup plus sensibles aux grandes magnitudes que les ondes sismiques, ce qui permet de résoudre le problème de saturation dans les systèmes d’alerte actuels. L’algorithme a été entraîné à partir de données synthétiques (nous avons simulé des centaines de milliers de scénarios de séismes possibles) auxquelles du bruit réel issu de stations sismiques a été ajouté. Un sismogramme n’est jamais plat ; il y a toujours des oscillations parce que la Terre bouge en permanence. Nous devions donc ajouter ce bruit pour placer l’algorithme dans des configurations plausibles. À partir de ces données d’entrée, celui-ci a été entraîné à produire une estimation en temps réel de la magnitude et de la localisation d’un séisme en cours.
La faible amplitude des PEGS les rend difficiles à détecter et donc à exploiter. Comment votre algorithme a-t-il permis de surmonter cette difficulté ?
Q.B. : Il existe d’autres méthodes pour détecter les PEGS, mais l’un des atouts de l’IA est de pouvoir extraire rapidement des signaux noyés dans du bruit. Lorsqu’un tremblement de terre se produit, l’algorithme récupère les signaux émis – qui sont très faibles, mais qui sont présents sur tous les sismomètres –, les extrait du bruit et leur associe une magnitude.
Comment cet outil pourra-t-il être intégré au réseau sismologique actuel ?
Q.B. : Nous travaillons à l’intégrer dans un nouveau système d’alerte sismique en construction au Pérou. Ce système est basé sur un autre algorithme développé au sein du laboratoire Géoazur en collaboration avec l’Institut géophysique du Pérou (IGP), qui devrait être efficace et très rapide pour les séismes de magnitude inférieure à 7. En revanche, nous pensons qu’il ne fonctionnera pas bien pour les séismes de plus grande magnitude pour les raisons évoquées précédemment. Nous essayons donc d’implémenter l’algorithme dans ce système pour qu’il s’enclenche lorsque le premier algorithme détecte un séisme de magnitude potentiellement supérieure à 7, afin d’affiner l’estimation, en particulier celle du tsunami. Concrètement, les données sont collectées en temps réel et alimentent notre algorithme, qui produit une estimation toutes les secondes.
Quelles perspectives l’IA offre-t-elle dans la prévision et la prévention des séismes et des tsunamis ?
Q.B. : Il y en a beaucoup ! Par exemple, le projet européen EARLI utilise l’IA pour détecter des signaux de faible amplitude et examine la possibilité de prédire des tremblements de terre. Il se compose de deux volets. Le premier consiste à mettre en œuvre un système d’alerte précoce basé sur les PEGS, reposant sur l’algorithme publié dans la revue “Nature”. Le second volet, plus exploratoire, cherche à développer un algorithme d’IA capable de détecter des signaux encore plus précoces précédant le déclenchement des grands tremblements de terre. De nombreux chercheurs ont essayé d’analyser les sismogrammes enregistrés avant un grand séisme pour tenter d’identifier des signaux avant-coureurs. Malheureusement, toutes les tentatives se sont révélées infructueuses, sans doute en raison du manque de données relatives aux grands séismes. Il est possible qu’il n’existe pas de signal précurseur. Mais si un tel signal existe, l’IA représente probablement la meilleure chance de l’identifier.