“Les représentations autour des liens entre âge et numérique ne constituent donc qu’une variable parmi toutes celles qui influencent la réussite de l’apprentissage”.
Dans les discours actuels autour des inégalités numériques, l’âge apparaît comme un facteur explicatif de premier ordre. Ainsi, les représentations de jeunes très à l’aise avec le numérique et de seniors qui le sont moins sont très fortes, y compris en contexte professionnel. En partant d’une analyse des dispositifs expérimentaux de formation digitale, nous montrons que l’âge n’est pas (et de loin) la seule variable influant sur les apprentissages. Nous soulignons l’inégale distribution des capacités individuelles d’apprentissage en contexte de formation numérisée et l’importance des conditions socio-organisationnelles (politiques de formation, échanges au sein des collectifs…) pour pallier ces inégalités.
Cette analyse a été menée à partir de deux enquêtes, l’une en interne Orange, auprès d’une vingtaine d’apprenants qui ont suivi un COOC [1] adressé notamment aux acteurs de la formation et l’autre, auprès d’une dizaine de managers, dans un groupe français de distribution de courrier qui développe également des activités bancaires [2]. Ces derniers ont suivi des modules d’e-learning afin d’acquérir une “culture de la banque” et de mieux comprendre les évolutions de leur Groupe pour accéder à un poste à responsabilité bancaire.
Formation et âge
De nombreuses études (ex. [3]) montrent qu’au-delà de 55 ans, à caractéristiques d’emploi identiques, les séniors suivent significativement moins que leurs cadets les formations institutionnelles.
Parallèlement, depuis 2014-2015, on assiste à la multiplication d’expérimentations pour numériser ou digitaliser les dispositifs de formation. Cette tendance touche aussi bien la formation initiale que la formation continue, qu’elle soit dispensée dans les institutions d’enseignement ou dans les entreprises.
On pourrait alors être tenté, en rapprochant ces deux constats, de considérer que l’important décrochage de l’accès des seniors (de plus de 55 ans) à la formation est amplifié par les tendances récentes en matière de formation.
Si les stéréotypes sont omniprésents dans les discours des concepteurs de formation (qui associent âge et difficulté de mémorisation, de concentration et de familiarité avec le numérique), nos enquêtes nous ont permis de voir qu’ils semblent aussi être “intériorisés” par les participants. Mais, si certains jeunes déclarent en entretien être de “faux jeunes”, car ils ne sont pas familiers du numérique, les seniors, de leur côté, développent des stratégies individuelles (organisation du temps, prise de notes, impression de documents…) ou collectives (travail en binôme avec un « plus jeune », organisation de groupes de révision, etc.) pour compenser leur sentiment d’être en difficulté face au numérique (sentiment donné en grande partie par les discours qui les présentent comme étant en difficulté). Pour autant, au final, l’effet de l’âge n’a pas pu être ici perçu comme un élément différenciant les participants, ni dans leur perception de la formation, ni dans la mobilisation de son contenu en situation de travail. Les seniors ne sont pas moins nombreux que les autres à obtenir les différents badges qui ponctuent l’avancement du COOC et sa fin, ou à mobiliser des outils découverts dans ce COOC en situation de travail.
Représentations fortes autour du lien entre âge et usages du numérique
L’image des jeunes est souvent associée à l’aisance avec le numérique, à la créativité et l’innovation, alors que les seniors apparaissent comme porteurs d’une expérience “métier”, mais avec des difficultés à s’adapter au contexte technologique1. Néanmoins, plusieurs recherches ont montré que la fracture numérique liée à l’âge s’est largement résorbée au fil du temps, particulièrement en contexte professionnel [4]. En même temps, les inégalités numériques sont de différents ordres : il ne s’agit pas seulement d’inégalités socio-économiques liées à l’accès, mais aussi d’inégalités d’usage, liées à des contextes sociaux et culturels particuliers. Les études menées au sein du département des sciences sociales d’Orange Labs [5] ont également montré l’effet performatif de telles représentations sur les jeunes dans un contexte professionnel : c’est aussi parce que l’on dit d’eux qu’ils sont à l’aise avec le numérique qu’ils le deviennent. En effet, même s’ils ne disposent pas de l’information (relative à l’usage des outils numériques) que d’autres collègues leur demandent, ils vont s’efforcer d’y accéder afin de pouvoir “échanger leurs connaissances numériques contre les connaissances métier” de leurs collègues plus chevronnés. Ainsi, en entrant dans le monde du travail avec un faible réseau social professionnel, les jeunes employés utilisent leur maîtrise supposée des outils numériques pour faciliter, par cet échange “numérique-métier”, leur intégration en entreprise.
On peut alors se demander dans quelle mesure la supposée incompétence numérique des salariés de plus de 55 ans ne serait pas, quand elle est avérée, un effet de performativité inverse. C’est bien ce qui ressort des entretiens approfondis que nous avons conduits lors des deux expérimentations : si les salariés seniors semblent accepter le rôle qui leur est assigné par le discours dominant (“au-delà de 55 ans, on est moins à l’aise avec le numérique”), ils prennent du recul par rapport à ces représentations et ils développent des stratégies individuelles leur permettant d’avancer dans leurs apprentissages. Au lieu de se laisser limiter par les discours qui les entourent, ils cherchent, à l’inverse, des solutions pour aller plus loin.
Une autre représentation vient renforcer le sentiment qu’éprouvent les seniors vis-à-vis des outils numériques : il s’agit de l’impression selon laquelle, quels que soient les efforts qu’ils concèdent, du fait des renouvellements incessants de logiciels et d’équipements, ils ne parviendront pas à suivre, ils auront toujours une longueur de retard. Plus précisément, si ce sentiment “de n’être jamais assez geek” est exprimé par un grand nombre de salariés, quel que soit leur âge, il prend un relief accru à propos des seniors, du fait, justement, des représentations plus générales les concernant. D’ailleurs, le terme de digitalisation est tellement flou et englobe des réalités tellement différentes qu’il laisse forcement poindre le sentiment d’un manque de maîtrise vis-à-vis des outils numériques. Notons que, selon notre enquête empirique, ces deux types de représentations, sont partagées par les directions et les responsables de formation.
L’âge, un facteur individuel parmi tant d’autres facteurs individuels, sociaux et organisationnels
Comme nous l’avons déjà montré, en mobilisant l’approche par les “capabilités” [6], il ne suffit pas de savoir apprendre (capacité), il faut être en mesure d’apprendre (capabilité). Autrement dit, en situation de travail, donc dans des environnements fortement évolutifs, la possibilité d’apprendre et d’être en mesure de mobiliser ces nouvelles connaissances à bon escient dépend non seulement des dispositions antérieurement acquises par les salariés et des motivations à se former (ex. évolution professionnelle), mais aussi des conditions créées pour ces apprentissages au niveau des collectifs de travail et de l’organisation [7].
Conditions organisationnelles
D’un point de vue organisationnel, les politiques de formation qui prennent des précautions pour accompagner les salariés les moins qualifiés ou les moins autonomes jouent un rôle important dans la réussite des apprentissages. Les parcours de formation qui combinent numérique et présentiel permettent, par exemple, de maintenir le lien social si nécessaire à l’apprentissage et de donner un autre relief aux connaissances dispensées en ligne. Les parcours clairement identifiés qui affichent les liens entre différentes formations ou avec d’autres dispositifs internes (ex. des réseaux transverses) permettent également d’augmenter la motivation pour une formation et la volonté de la suivre jusqu’au bout, en apportant des éléments en termes de reconnaissance et de valorisation dans une évolution professionnelle choisie. Faute de telles mesures institutionnelles, les connaissances dispensées sont considérées comme des informations générales sans application opérationnelle précise et sans réelle “valeur” en termes d’évolution professionnelle.
Le rôle des managers est également essentiel dans l’allocation du temps pour se former avec le numérique (notamment pour ceux qui ont des contraintes opérationnelles fortes, qui ont peu d’autonomie dans leur travail et qui ont du mal à dégager du temps pour les formations en ligne), dans la légitimation de l’intérêt pour les formations suivies et dans l’organisation des discussions collectives, au sein de l’équipe, autour des connaissances dispensées lors des formations suivies individuellement, en ligne, afin de pouvoir apporter l’aide nécessaire en termes de transformation.
La dimension sociale
Parmi les facteurs sociaux, les représentations portant sur les capacités cognitives des seniors et sur leur aptitude supposée à se servir de façon performante des dispositifs numériques jouent un rôle important. L’observation des pratiques montre une tendance à intérioriser ces représentations et à leur accorder une certaine véracité, ce qui se traduit par un effet performatif.
Dans l’entreprise de distribution de courrier, les stéréotypes sur les jeunes et, en particulier, sur leur aisance avec le numérique sont relayés tant par la direction que par les formateurs :
“On voit la différence entre les digital natives et ceux issus de la promotion interne : certains y sont et d’autres non… même s’ils ont la volonté d’apprendre…” (Direction de l’innovation-entité de formation).
“En formation, on voit bien la différence : les jeunes ont une approche intuitive, alors que les plus vieux cherchent d’abord à comprendre avant d’utiliser” (Concepteur de formation).
Par ailleurs, l’un des résultats communs aux deux expérimentations est le rôle positif joué par l’appartenance à un collectif (pour les seniors comme pour tous les autres apprenants), préalablement à l’entrée en formation, mais aussi pour la mise en œuvre de ces connaissances (entraide entre des collègues qui ont l’habitude de travailler ensemble, appartenance à des réseaux transverses dans lesquels on peut discuter de la traduction concrète en situation de travail des éléments appris en formation etc.).
L’arrière-plan des dispositions individuelles
Au niveau individuel, l’action cumulée du triptyque “niveau initial de diplôme-parcours antérieur-poste occupé” détermine aussi bien le degré d’autonomie dans le travail, que l’habitude de suivre des formations numériques, de chercher par soi-même des informations, de se projeter dans un avenir professionnel, etc. Tous ces facteurs influencent, par exemple, la perception de la politique d’entreprise, qui peut se traduire par la peur d’être exclu à partir d’un certain âge, en fragilisant les individus et leur faisant perdre confiance en eux :
“Je ne fais pas partie du profil recherché par la boite. Tout le monde l’a senti ça. À partir de 45 ans, on le sent (…) : on savait que certains allaient se retrouver sur le carreau et moi je ne savais pas si j’allais [avoir une promotion]. Si j’avais eu un autre chef, je ne passais pas… c’est grâce à lui, il m’a sauvé la mise, je peux le dire. Autrement je ne passais pas” (Manager senior).
Ces dispositions individuelles sur l’apprentissage avec le numérique sont modérées ou accentuées par les conditions socio-organisationnelles.
Conclusion
Tout compte fait, les articulations entre âge et formation numérisée, loin de reposer sur des considérations d’ordre purement cognitif (dégradation des facultés d’apprentissage, incompétence technique), sont à la fois brouillées par la prégnance des représentations et médiées par la complexité des configurations socio-organisationnelles. C’est donc de façon indirecte que la tendance à numériser la dispense de cours (distance, tout numérique, etc.) en entreprise peut influer sur l’accès des seniors à la formation professionnelle.
Les représentations autour des liens entre âge et numérique (qui nous présentent les seniors comme étant peu à l’aise avec le numérique) ne constituent donc qu’une variable parmi toutes celles qui influencent la réussite de l’apprentissage. L’intérêt renouvelé pour les démarches en termes d’entreprise apprenante s’explique par la possibilité qu’elles offrent de remettre l’accent sur les conditions socio-organisationnelles de l’apprentissage : on n’apprend pas uniquement parce que l’on dispose de la bonne formation (numérique ou pas) ou que l’on a les bonnes dispositions individuelles, mais aussi parce que toutes les conditions (parcours de formation, échanges entre pairs, implication des managers…) permettant l’apprentissage sont remplies. Ainsi, jeunes ou seniors peuvent autant apprendre en situation de travail, en donnant du sens aux connaissances dispensées et en les mettant en œuvre.
[1] BOBOC A., METZGER J.-L., « La formation continue à l’épreuve de sa numérisation – le cas d’un COOC », Lettre Usages et Valeur, n°56, mai 2017.
[2] BENEDETTO-MEYER M., BOUQUIN S., CHOQUET J., METZGER J.-L., « Entre dispositifs de politiques publiques, stratégie d’entreprises et représentations : l’importance des facteurs capacitants dans l’accès des salariés seniors à la formation professionnelle. Le cas des formations numériques », Rapport de recherche DARES, février 2018.
[3] DEMAILLY, D., « Formation professionnelle : quels facteurs limitent l’accès des salariés seniors ? », DARES Analyses, n°031, juin 2016, p. 1-10.
[4] MÉDA D., VENDRAMIN P., Réinventer le travail, Paris : PUF, 2013.
[5] BOBOC A., FARHAT M., MALLARD A., « La Génération Y va-t-elle bouleverser les pratiques de communication dans l’entreprise ? », Lettre Usages et Valeur, n°37, janvier 2010.
[6] BOBOC A., METZGER J.-L., « Numérique et formation professionnelle à la lumière des organisations capacitantes », Lettre Usages et Valeur, n°56, mai 2017.
[7] BENEDETTO-MEYER M., BOBOC A., METZGER J.-L., « Seniors et formations numérisées : Les conditions socio-organisationnelles de l’apprentissage en entreprise », revue Transformations, n°19, décembre 2019.