Vendre ses traces numériques, un marché impossible ?

Dans un rapport de 2011 intitulé « Personal Data: The Emergence of a New Asset Class » [1], le Forum Economique Mondial développe une vision prospective des données personnelles comme « nouveau ‘pétrole’ du XXIe siècle », qualificatif largement repris par la suite. Le rapport prévoit notamment que les données personnelles sont appelées à constituer pour les individus une nouvelle forme de liquidité qu’ils géreraient librement : « En pratique, les données des individus seraient équivalentes à leur ‘argent’. Elles seraient détenues dans un compte où elles seraient contrôlées, gérées, échangées et comptabilisées exactement comme pour les services bancaires aujourd’hui. ».

Quelques années plus tard, ce projet semble avoir fait long feu. Les données personnelles ont indéniablement pris une place importante dans les industries numériques : le quotidien des internautes est désormais traversé par la captation d’informations à caractère personnel et leur utilisation à des fins de personnalisation dans la publicité, le e-commerce ou les services. Cependant, alors que les outils de tracking et de calcul du big data se sont largement diffusés, et que des courtiers en données personnelles, les data brokers, ont émergé, les internautes ont peu de prises sur la captation et les usages des informations et des traces les concernant, et moins encore de capacité à les monétiser. Qu’est-ce qui explique cet échec d’un marché C2B des données personnelles sous le contrôle des individus ?

L’idée de monétisation des données par les individus connaît en 2010 un intérêt de la part de multiples acteurs. La thématique de la protection des données personnelles et de leur réappropriation par les internautes émerge comme un axe fort chez les défenseurs des libertés individuelles. Au même moment, les possibilités d’interconnexion des services et la mise en place des API laissent entrevoir une plus grande interopérabilité entre services jusqu’ici largement fermés (blogs, réseaux sociaux, etc.).

Dans ce contexte, apparaît à cette époque la perspective d’un marché des données personnelles où l’internaute ferait commerce des informations le concernant. Ce marché ne serait pas celui des participants à des panels ni des internautes répondant à des questionnaires, mais concernerait particulièrement les traces de navigation, et pourrait être déployé de manière massive à l’ensemble des internautes. Un certain nombre d’acteurs se sont efforcés depuis lors de dresser les contours de ce marché et de lui donner corps.

La valeur des données personnelles au prisme de la vie privée

Afin d’esquisser les contours de ce que pourrait être un système de vente de leurs données personnelles par les internautes, plusieurs études ont tenté d’estimer la valeur des données personnelles en se plaçant du point de vue de l’offreur (l’internaute).

Ces travaux en économie expérimentale et ces enquêtes ont en commun de projeter l’internaute dans des situations fictives qui l’amènent à mettre en balance la divulgation d’informations le concernant (âge, revenu, historique d’activité sur internet) et un bénéfice financier (réduction, vente des données, etc.). Leur valeur est ainsi envisagée comme le prix – ou son équivalent en termes de service – auquel les individus sont prêts à transférer certaines de leurs données et ce faisant à renoncer à leur privacy. Dans cette approche, un premier ensemble de chiffrages s’attache à identifier à la fois les données dont la protection a le plus de valeur pour les individus, les tiers auxquels il serait envisageable pour eux de les céder, et le cas échéant à quel prix (voir tableau 1 ci-dessous). Second point commun de ces études, la valeur est considérée de manière atomique : un montant est associé à chaque information (âge, année de naissance, contacts, etc.).

Tableau 1 – Synthèse des études sur la valeur des données personnelles pour les individus

L’étude menée par Carrascal et al. en 2013 [4] est un bon exemple de ces travaux. L’expérience s’appuie sur un plugin développé pour les navigateurs web qui demande en temps réel à un panel de participants (n=168) à quel prix ils seraient prêts à vendre des informations relatives à leur comportement et leurs pratiques sur le web. Les informations offline (âge, adresse, statut économique) ont un prix élevé, autour de 25 € ; le prix moyen de l’historique de navigation est de 7 € avec des variations selon les informations : les interactions sur les réseaux sociaux, 12 € ; la visite de sites financiers, 15,5 € ; le search, 2 € ; le shopping, 5 €.

Les prix mentionnés par les internautes dans ce type d’études sont élevés, de l’ordre de quelques euros. Sur ce plan, ces travaux montrent l’importance relative accordée a priori au non-dévoilement de certaines informations les concernant. En outre, les conditions pratiques de la cession des données par les individus sont rarement explicitées dans ces tests : s’agit-il d’une vente définitive, de location, où d’une cession à usage unique ? Qui se porterait acquéreur, et pour quelle utilisation ? Ces mises en situation postulent l’existence d’un marché libre des données personnelles ; mais ce marché C2B des données personnelles existe-t-il vraiment ?

Des services prometteurs

Certaines entreprises ont exploré cette voie, misant sur le respect par les acteurs numériques du consentement des utilisateurs à fournir des informations les concernant, et sur l’attribution de droits de propriété à la donnée personnelle.

Nous avons identifié cinq acteurs dans ce cas, aux États-Unis (Personal, Datacoup, Personal Black Box), au Royaume-Uni (Handshake) et en France (Yes Profile). À la même époque, entre 2009 et 2013, des artistes ou des performers mettent également leurs traces sur le marché pour questionner la captation et la valorisation marchande de la vie numérique des internautes. Dans le sillage du rapport aux États-Unis de la Federal Trade Commission en 2010 sur l’implémentation du « Do Not Track » pour limiter le ciblage publicitaire, la question du tracking a été largement reprise dans la presse grand public. Quelques années plus tard, le sujet revient dans l’actualité : en 2013, le Sénat américain publie un rapport détaillé sur les data brokers, industriels de la donnée qui collectent et revendent l’accès à d’immenses bases d’informations personnelles. Les conditions semblent donc sur le point d’être réunies pour l’émergence d’un marché donnant aux internautes la liberté de faire le commerce de leurs données personnelles.

Dans ce contexte, nos cinq start-up s’appuient sur un argumentaire commun, que l’on peut résumer ainsi : les grands acteurs du web tirent de colossaux bénéfices de la vente des données personnelles de leurs utilisateurs à leur insu, cette valeur doit pouvoir leur revenir. Le modèle de ces sociétés consiste à demander aux internautes de rassembler chez elles les données issues des réseaux sociaux, ainsi que de renseigner un nombre important d’informations les concernant, et notamment celles relatives à leurs intentions d’achat, voire de participer à des focus groups et tester des produits. Les gains potentiels pour les internautes participants avancés par ces start-up sont flatteurs : Handshake avance un bénéfice possible pouvant aller jusqu’à 15.000 £ (19 000 €) annuels par participant ; Yes Profile estime le revenu potentiel mensuel entre 60 € et 100 €, soit jusqu’à 1 200 € annuels ; Personal Black Box donne une fourchette comprise entre 50 $ et 500 $ (45 et 450 €) ; Datacoup, plus prudent, avance sur son site le chiffre de 8 € par mois, soit une centaine d’euros annuels.

Les raisons de l’échec

Ces services n’ont jamais décollé. En définitive, ces sociétés se heurtent à une difficulté majeure : les annonceurs n’ont pas besoin de se tourner vers l’internaute pour accéder à des informations qu’elles obtiennent de manière systématique, directement via leurs sites et applications (données des bases CRM, comportemental sur leur site), ou indirectement auprès des acteurs de l’industrie publicitaire et du marketing. Dans ce cas, le consentement de l’utilisateur est soit superflu, soit implicite.

Les sociétés qui, comme Yes Profile, promettent aux individus de « redevenir propriétaires de leur profil », ne parviennent pas à tenir cette promesse : le fait de s’inscrire sur le site et d’y déposer ses informations personnelles ne stoppe en rien la captation par d’autres acteurs (régies publicitaires, ad exchanges, data brokers, etc.), et le profilage opéré par Yes Profile vient s’ajouter au tracking dont les individus sont l’objet, non s’y substituer. En conséquence, le marché C2B de la donnée personnelle n’a jamais vraiment décollé, et les start-up qui ont tenté de le créer ont une activité des plus réduite.

Page d’accueil de Handshake (handshake.co.uk)

Quelques centimes

Quand bien même les internautes reprendraient le contrôle de leurs données et de leurs traces pour en faire le commerce, l’auto-valorisation des données personnelles devrait faire face à une autre contrainte de taille : sur les marchés existants, elles ne valent pas grand-chose.

Deux sources de calcul s’appuyant sur les tarifs pratiqués sur le marché publicitaire viennent appuyer ce constat. Le Financial Times a le premier mis en ligne, en juin 2013 [8], un questionnaire interactif permettant aux lecteurs d’évaluer la valeur de certaines de leurs données personnelles (informations sociodémographiques, patrimoine, loisirs et habitudes de consommation) à partir des prix pratiqués par les courtiers en données (data brokers) aux États-Unis. L’outil permet de constater, question après question, le caractère sectoriel de l’intérêt pour les informations individuelles. Un projet de voyage ou d’achat de voiture, l’arrivée imminente d’un enfant au foyer élèvent la valeur du profil car ils intéressent certains annonceurs en particulier. Et dans le même temps, ces caractéristiques n’incrémentent la valeur totale du profil que de quelques cents ou dixièmes de cents, constituant une valeur totale moyenne avoisinant les 20 cents.

Une seconde étude empirique [9], issue du laboratoire Privatics de l’INRIA en 2014, apporte un éclairage complémentaire. Dans leur observation des prix d’achat sur les systèmes d’enchères sur le marché publicitaire en ligne (dits « RTB », Real Time Bidding), les auteurs observent que les prix varient en fonction de la profondeur temporelle des informations accumulées sur un internaute par le biais des cookies. Les indices d’intentions d’achat suscitent des valorisations plus élevées que le simple profil issu de l’historique de navigation. Cet historique en lui-même n’est valorisé qu’aux environs de 0,0005 $ seulement pour une impression publicitaire. Les auteurs évaluent le volume d’affaires généré à 0,18 $ par mois. La part que les internautes pourraient ainsi prendre de ce marché reviendrait, par an à environ 0,432 $, c’est-à-dire quasiment rien.

L’internaute dépossédé ?

Ces études montrent deux choses : tout d’abord, que la valeur d’un bouquet d’informations personnelles, lorsqu’elle est déterminée par le jeu de l’offre et de la demande sur le marché publicitaire, est dans tous les cas faible, et peu attractive pour le consommateur. Ensuite, elles montrent le fonctionnement et les produits du marché de la donnée personnelle pour le marketing : un marché B2B des intentions d’achat, des profils qualifiés, des listes d’individus, formaté pour les besoins des annonceurs et d’une chaîne industrielle très automatisée.

Que reste-t-il à l’internaute, dont les données sont largement collectées sans réel consentement éclairé, et qui de toute façon ne lui rapporteraient rien ? C’est en termes de valeur d’usage et non comme valeur monétaire qu’il faut envisager la valeur des données personnelles pour l’individu, et en découplant cette question de celle de la privacy. Les informations et les traces détenues par les acteurs numériques sur leurs clients commencent à leur être rendues restituables, sous forme de tableaux de bord (Google) ou de listes à exporter, et contiennent généralement des informations de profil et des historiques de transactions (Orange, e-commerce, etc.). Pour les industries du numérique, fournir aux internautes la capacité et les infrastructures pour récupérer ces matériaux divers et les rendre actionnables par des applications tierces, dans le respect de la vie privée, apparaît aujourd’hui être une piste fructueuse de valorisation des données par l’usage et les services.

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