
Si les usages numériques peuvent avoir des visées thérapeutiques en addictologie[2], ils peuvent également être pathologisés au prisme de la notion d’addiction. La a d’abord été portée par les personnes concernées, avant de faire l’objet d’un intérêt clinique à partir du milieu des années 1990. Elle demeure une entité psychiatrique controversée et fait l’objet d’une action publique centrée sur le soutien à la parentalité numérique.
Définition de la cyberaddiction
La cyberaddiction désigne une perte de contrôle pathologique, médicalement diagnostiquée et susceptible d’être prise en charge. La notion d’usages problématiques est privilégiée pour faire référence plus largement aux difficultés rencontrées dans la maîtrise de l’utilisation des outils numériques.
Les différentes qualifications du problème public spécifient plus ou moins les dispositifs techniques (le numérique, les écrans, les smartphones, Internet, etc.), les types d’activités (réseaux sociaux, cybersexe, jeux en ligne, etc.), de même que le degré de pathologisation (allant des usages problématiques jusqu’à l’addiction). Pas encore thématisé en tant que tel, le développement de l’IA générative pourrait également changer la donne et favoriser une extension du problème.
La majorité des personnes considèrent leurs usages numériques comme problématiques.
La littérature spécialisée souligne le manque de données épidémiologiques fiables concernant la cyberaddiction. Une méta-analyse récente estime un taux de prévalence de 7,02% en population générale (Pan et al., 2020). Si ce chiffre dément l’idée selon laquelle nous serions tous accros, il n’en demeure pas moins que la majorité des personnes considèrent leurs usages numériques comme problématiques (Boudard et al., 2022), ce qui soulève une question de santé publique au regard du paradigme actuel de l’OMS qui appréhende la santé mentale non seulement comme l’absence de pathologie psychiatrique mais plus largement comme un état de bien-être psychique.
En effet, ces sont caractérisés en termes de temps passé[3], de déconnexion difficile[4] et d’intentionnalité contrariée[5]. Leurs répercussions sont soulignées sur le développement (notamment au niveau du langage), l’attention (surcharge cognitive, agitation, problèmes de mémoire), la santé mentale (anxiété, dépression, troubles du comportement alimentaire, idées suicidaires) et physique (alimentation, sédentarité, sommeil, posture, vue). Les signes d’alerte suggérant un comportement à risque sont liés à une rupture sociale, comportementale ou émotionnelle (décrochage scolaire, perte d’intérêt pour une activité appréciée, désinvestissement amical, etc.).
Le design persuasif
Le constat d’une difficulté à maîtriser nos usages numériques peut être renvoyé à la responsabilité individuelle mais il peut également mettre en cause les concepteurs. Les Gafam sont désormais appréhendées comme se positionnant dans une « économie de l’attention »[6] : elles renforcent leur pouvoir de marché en augmentant leur capacité à capter le temps des utilisateurs sur leurs produits.
Les concepteurs des Big tech se sont historiquement appuyés sur les travaux du Behavior Design Lab (Université de Stanford) pour concevoir des technologies « persuasives »[7]. Le directeur de ce laboratoire, BJ. Fogg, est à l’origine d’un domaine de recherche dédié à cet enjeu, la « captology » (ou ), l’étude de l’informatique et des technologies numériques comme outils d’influence[8].
Le design persuasif peut être défini comme une méthode de conception numérique qui s’appuie sur les apports de la psychologie sociale dans son versant comportementaliste pour influencer les opinions et comportements des utilisateurs.
Dans cette logique, plusieurs dispositifs sont conçus pour attirer et retenir l’attention des utilisateurs : le scroll (ou défilement) infini (pour perdre la notion de temps), l’autoplay (lancement automatique des vidéos), les récompenses aléatoires (comme les commentaires) ou encore la validation sociale (le « like »)[9].
Cette méthode a fait l’objet de critiques dans le cadre du mouvement des « repentis de la Silicon Valley »[10]. Ces critiques ont été relayées auprès du grand public dans les médias[11].
Le succès précoce d’une catégorie populaire
Plusieurs travaux socio-historiques s’appuient sur l’étude de corpus variés (presse généraliste, littérature spécialisée, forums de discussion en ligne, etc.) pour documenter la construction de la cyberaddiction comme problème public (Juneau & Martel, 2014 ; Bueno, 2014). Ils mettent en avant la préexistence des discours profanes (de personnes revendiquant pour elles-mêmes des usages pathologiques des outils numériques, notamment des journalistes[12]) sur les discours experts (en termes de recherche scientifique).
La cyberaddiction s’est donc imposée comme une catégorie populaire avant de devenir une catégorie scientifique. En témoigne la naissance même du concept en 1994. Le psychiatre américain Yvan K. Goldberg propose, dans le cadre d’un forum de discussion entre pairs, de diagnostiquer la dépendance à Internet (« Internet addiction disorder ») sur un registre parodique qui suscite tellement de réactions d’autodiagnostic et de demandes d’aide qu’il en vient à créer un groupe de soutien en ligne, the « Internet Addiction Support Group ».
Un enjeu de recherche clinique
L’intérêt clinique pour la cyberaddiction naît au milieu des années 1990. Les recherches se déploient d’abord autour de la pathologisation des nouvelles pratiques de loisirs, de sociabilité et de sexualité médiées par l’informatique, d’autres entités comme l’« » (pour désigner la recherche obsessionnelle d’information en ligne) et l’« achat compulsif » faisant leur apparition plus tard dans les manuels de psychologie (Hautefeuille & Véléa, 2010). Les recherches sur la consommation excessive de pornographie marquent ainsi les débuts de la clinique appliquée aux pratiques en ligne (Vörös, 2009).
Puis la psychologue Kimberly Young s’inspire de la catégorie du « jeu pathologique », reconnue dans le DSM IV de l’Association américaine de psychiatrie et dans la CIM-11 (Classification internationale des maladies) de l’OMS, pour proposer en 1996 la première définition de la cyberaddiction (« Internet addiction »), nouvelle maladie relevant des « troubles du contrôle des impulsions », ainsi qu’une échelle diagnostique (20 items permettant d’obtenir un score de 0 à 100)[13].
Débats scientifiques
Plusieurs orientations de recherche se structurent ensuite autour de la cyberaddiction. D’abord, les travaux peuvent être focalisés sur Internet ou bien sur les usages d’outils numériques hors-ligne (Vaugeois, 2006).
Parmi les recherches sur les formes de dépendance en ligne, un premier courant porte sur les addictions (au jeu, au sexe, etc.) qui se déploient sur Internet, cet outil n’étant finalement qu’un lieu de reconfiguration (Billieux, 2012).
Un deuxième courant s’intéresse plus directement aux addictions à Internet (Griffiths et al., 2014), en impliquant les propriétés du « produit » (sous la forme par exemple du modèle des 3A : accessible, anonyme, abordable).
Un troisième courant, s’inscrivant dans la lignée des travaux de John Grohol (1999), l’un des pionniers de la « [14] », s’intéresse à l’« usage compensatoire » d’Internet (Kardefelt-Winther, 2014). Le numérique est appréhendé comme un moyen pour l’individu de pallier ses problèmes dans la « vie réelle ». La cyberdépendance est donc un symptôme plutôt qu’un trouble en tant que tel.
La cyberaddiction demeure une entité psychiatrique controversée. L’inclusion de la dépendance à Internet (« Internet Addiction ») dans la 5e version du manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux (DSM V) de l’Association Américaine de Psychiatrie a été discutée sur une recommandation publiée en 2008 par Jerald J. Block en éditorial de l’American Journal of Psychiatry. Cette recommandation s’appuie sur le recensement de quatre symptômes : l’utilisation excessive d’Internet, la réaction au retrait, le phénomène de tolérance et les conséquences indésirables sur la vie sociale.
Finalement, seule l’addiction aux jeux en ligne (« Internet gaming addiction ») est inscrite dans le manuel en 2013, par manque de preuves neurobiologiques mais également d’études cliniques sur des critères comportementaux comme le sevrage ou la rechute (Fourquet-Courbet & Courbet, 2017).
Soutenir la parentalité numérique
En France, la préoccupation gouvernementale pour « les risques psychosociaux associés à des pratiques excessives et précoces de jeux, d’usages sur l’Internet, et de la durée passée devant des écrans » apparaît dans le Plan gouvernemental de lutte contre la drogue et les conduites addictives (2013-2017), dans un propos structuré autour du jeu pathologique.
Ce propos s’étoffe dans le Plan national de mobilisation contre les addictions (2018-2022) et insiste surtout sur les parents en manque de repères face aux usages problématiques de leurs enfants.
Les priorités de l’action gouvernementale s’organisent actuellement autour de trois enjeux[15] : « encourager la recherche sur les risques liés à la pratique excessive des écrans »[16], « mieux informer le grand public sur les bons usages des écrans » à travers des campagnes de sensibilisation centrées sur le soutien à la « »[17], et « faciliter le repérage de signes d’alerte et l’orientation vers des structures d’aide et de conseil » relevant du travail social, de la pédopsychiatrie et de l’addictologie (Protection maternelle et infantile, Centres médico-psychologiques, Maisons des adolescents, Consultations jeunes consommateurs, etc.).
Vers des normes de bonnes pratiques ?
En cette période où de nombreuses critiques tendent à remettre en cause les bénéfices mêmes de la numérisation des activités (Alexandre et al., 2022), on assiste à un mouvement vers une innovation « responsable » et « éthique » du côté des concepteurs, parallèle à une dynamique d’empowerment des usagers.
Les dispositifs pour favoriser des usages numériques maîtrisés se multiplient : offre de séjours de « digital detox », foisonnement de conseils pratiques[18], développement de fonctionnalités sur les smartphones (rapport hebdomadaire d’analyse du temps d’écran, mode « concentration », configuration du « temps d’écran », etc.) et commercialisation d’applications dédiées (contrôle parental[19] et auto-régulation[20]).
Dans une logique préventive, cette évolution semble inviter les pouvoirs publics à définir et diffuser, comme dans le domaine de l’alimentation, des normes de bonnes pratiques en matière d’usages numériques (plages horaires, tranches d’âge, etc.).
Engagement d’Orange
Cet état des lieux a servi au montage d’un module dédié à la sensibilisation à la cyberaddiction dans les ateliers numériques animés par Orange solidarité en direction des jeunes en insertion et des femmes précaires.
Concernant le soutien à la parentalité numérique, les sciences sociales peuvent contribuer à nourrir l’engagement d’Orange en éclairant pourquoi les parents considèrent que certains usages numériques de leurs enfants sont problématiques et comment il est possible de les accompagner quand ils tentent, avec plus ou moins d’assurance, de félicité et de satisfaction, de réguler ces pratiques.
Plus généralement, le déploiement d’enquêtes sociologiques sur la problématisation des usages numériques peut aider l’écosystème du numérique à anticiper les évolutions concernant l’équipement et l’accès aux contenus des enfants et adolescents.
[1] Titre d’un épisode du « La méthode scientifique » sur France Culture, diffusé le 14 février 2018
[2] Voir l’article « La réalité virtuelle au service de l’addictologie » publié sur Hello Future.
[3] En moyenne, nous passons 1/3 de notre temps éveillé devant un écran (Baromètre du numérique, 2022).
[4] Plus d’une personne sur deux déclare ne pas pouvoir passer plus d’une journée sans qu’internet lui manque (Baromètre du numérique, 2022).
[5] Plus de 8 répondants sur 10 passent plus de temps que prévu sur les écrans (Baromètre de la MILDECA sur les usages d’écrans et les problématiques associées, 2021).
[6] Rapport du Conseil national du numérique, 2022 : Votre attention s’il vous plait quels leviers face à l’économie de l’attention ?
[7] Voir l’exemple de la « Facebook class » en 2007 : The Class That Built Apps, and Fortunes
[8] Fogg, BJ., 2003, Persuasive Technology: Using Computers to Change What We Think and Do. Morgan Kaufmann Publishers.
[9] Voir l’article de Tristan Harris, « Comment la technologie pirate l’esprit des gens »
[10] L’usine digitale : Tristan Harris, Sean Parker, Renée DiResta… Qui sont les repentis de la Silicon Valley ?
[11] Voir par exemple le documentaire « Derrière nos écrans de fumée » sur les réseaux sociaux
[12] Voir par exemple les témoignages de Thierry Crouzet (2012) et Guy Birenbaum (2015) dans le cas français.
[13] Internet Addiction Test Manual
[14] La cyberpsychologie est un domaine scientifique interdisciplinaire qui vise la compréhension des processus psychiques émergeant des interactions humaines avec les technologies numériques.
[15] L’Essentiel sur… les usages problématiques d’écrans
[16] Voir la création du comité d’experts sur « l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans » par Emmanuel Macron en janvier 2024.
[17] Voir la plateforme jeprotegemonenfant.gouv.fr lancée en 2021.
[18] Voir par exemple le « take control toolkit » du Center for humane technologies fondé par Tristan Harris : https://www.humanetech.com/take-control
[19] https://www.leptidigital.fr/technologie/applications-controle-parental-42805/
[20] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/03/01/quatre-applications-pour-reprendre-la-main-sur-son-smartphone_5429740_4408996.html
En moyenne, nous passons 1/3 de notre temps éveillé devant un écran (Baromètre du numérique, 2022).
Sources :
Références bibliographiques
Alexandre O. et al., 2022, « Une sociohistoire des critiques numériques », Réseaux, 231(1), 9-37.
Block J. J., 2008, « Issues for DSM-V: Internet addiction », Am J Psychiatry, 165(3), 306-307.
Boudard M. et al., 2022, « Item response theory analyses of DSM-5 criteria adapted to screen use disorder », JMIR, 24(7).
Billieux J., 2012, « Problematic use of the mobile phone », Current Psychiatry Reviews, 8(4), 299‑307.
Bueno V., 2014, Inclure l’addiction à Internet dans le DSM-V, Master sociologie, Université de Montréal.
Fourquet-Courbet M-P., Courbet D., 2017, « Anxiété, dépression et addiction liées à la communication numérique », RFSIC, 11.
Griffiths M. et al., 2014, « Social networking addiction », In Rosenberg K., Feder L. (eds.), Behavioral Addictions, New York, Elsevier, 119-141.
Grohol JM., 1999, « Too much time online? », Cyberpsychol. Behav. Soc. Netw. 2(5), 395-401.
Hautefeuille M., Véléa D., 2010, Les addictions à Internet : de l’ennui à la dépendance, Paris, Payot.
Juneau S., Martel J., 2014, « La cyberdépendance », Déviance & Société, 38(3), 285-310.
Kardefelt-Winther D., 2014, « A critique of internet addiction research », Comp Hum Behav, 31, 351-354.
Pan YC. et al., 2020, « Systematic review and meta-analysis of epidemiology of internet addiction », Neurosci Biobehav Rev, 118, 612-622.
Pedersen L., 2019, Expertises et addictions, Paris, L’Harmattan.
Vaugeois P., 2006, La cyberdépendance : fondements et perspectives, CQLD, Montréal.
Vörös F., 2009, « L’invention de l’addiction à la pornographie », Sexologies, 18(4), 270-276.
Perte de contrôle pathologique des usages numériques, médicalement diagnostiquée et susceptible d’être prise en charge.
Difficultés ordinaires rencontrées dans la maîtrise de l’utilisation des outils numériques.
Notion utilisée en psychologie pour désigner la recherche obsessionnelle d’information en ligne.
Domaine scientifique interdisciplinaire qui vise la compréhension des processus psychiques émergeant des interactions humaines avec les technologies numériques.
Ensemble des actions entreprises par les parents pour guider et encadrer l’utilisation des technologies numériques par leurs enfants.