● Qu’il s’agisse de sous-titrage, de traduction littéraire ou bien d’interprétation en conférence, les innovations en IA soulèvent de nombreuses questions chez les professionnels, notamment concernant leur modèle économique.
● L’intégration de ces technologies dans ces métiers pourrait entraîner un appauvrissement de la langue, voire une déformation des versions originales et, pire encore, un appauvrissement culturel.
Tollé chez les spécialistes du sous-titrage de films et séries fin 2022 : avant le lancement d’un nouveau service de streaming dans toute la France, le laboratoire spécialisé dans le sous-titrage affilié indique vouloir utiliser l’IA pour automatiser la traduction de sous-titres. Le projet n’aboutit pas, notamment suite à un communiqué de l’Association des traducteurs/adaptateurs de l’audiovisuel (ATAA). « Dans le dialogue, on fait des phrases non verbales, on hésite, on s’interrompt. Notre métier est d’adapter des dialogues, ce qui en fait des discours difficiles à retranscrire automatiquement. Les IA n’arrivent pas, par exemple, à transcrire des expressions idiomatiques et les jeux de mots, souligne Stéphanie Penot-Lenoir, secrétaire adjointe de l’ATAA. Sur le plan technique, on doit également être en mesure de décider quand un sous-titre apparaît et disparaît, pour être le plus discret à l’image et cela demande des travaux de synthèse importants », ajoute-t-elle. Reste à savoir si les technologies d’intelligence artificielle ont les moyens de remplacer, à terme, les métiers de traduction ? La réponse est plus subtile : « Cela voudrait dire que l’outil soit entraîné en fonction des voix et de leur débit, que la traduction soit juste, que le texte soit correctement découpé par un autre système… » En somme, impossible de fournir un travail qualitatif sans l’intervention d’un humain. « Et cela demande plus de temps à un traducteur de réviser un texte traduit par une IA, que de faire le travail à partir de de la vidéo en VO. »
Sur ChatGPT, on voit déjà que la langue tend à être standardisée, dans le sens où l’on se dirige vers une uniformisation du style qui risque d’appauvrir nos cultures linguistiques
La traduction littéraire inquiète
Chez les traducteurs littéraires, l’atmosphère se veut moins rassurante. Des maisons d’édition se penchent d’ores et déjà sur l’IA pour créer, produire et traduire des contenus. « Je pense que les éditeurs vont sauter les pieds joints dedans, reste à savoir si les consommateurs achèteront des ouvrages où il est explicitement indiqué qu’ils ont été créés par une IA. La question de l’IA arrive dans un contexte de fragilisation du métier avec des tarifs déjà en baisse, explique Peggy Rolland, secrétaire de l’Association des traducteurs littéraires de France. Aujourd’hui, soit les éditeurs sont dans la crainte, soit ils sont dans le silence sur ce sujet. Je pense malheureusement que les machines donneront à terme des résultats qui feront suffisamment illusion pour que le traducteur n’intervienne qu’en post-édition. Sachant que nous sommes rémunérés en droits d’auteur, la question est de savoir qui sera l’auteur des traductions ? On est dans une forme d’ubérisation accélérée comme dans beaucoup de domaines. »
Appauvrissement de la langue française
Parce que les outils d’intelligence artificielle dédiés à la traduction se basent sur des statistiques, ils entraînent de facto un appauvrissement de la langue. « Un algorithme n’est pas capable de faire certains choix, ou de traduire de l’humour », souligne Peggy Rolland. Sur ChatGPT, on voit déjà que la langue tend à être standardisée, dans le sens où l’on se dirige vers une uniformisation du style, qui risque d’appauvrir nos cultures linguistiques. « À terme, c’est le gommage de nos spécificités culturelles dans la mesure où le contenu littéraire risque de tendre vers des attentes standardisées de la même manière qu’un algorithme sur Netflix vous propose des contenus en fonction de votre profil. Le risque est que les éditeurs publient et/ou traduisent des livres uniquement en fonction de leur potentiel succès. »
Et les interprètes ?
Autres piliers des professions de la traduction, les traducteurs-interprètes sont également concernés par des technologies de plus en plus pointues, tant en reconnaissance vocale qu’en traduction. La question est de savoir si nous allons voir des outils de traduction orale simultanée apparaître ? Pour ce métier, les défis des IA sont plus vastes : « Cela ne pourrait fonctionner que pour des langues très majoritaires où il existe d’importants corpus, note Camille Mercier-Sanders, présidente pour la France de l’Association internationale des interprètes de conférence. Par ailleurs, ces systèmes ont toujours besoin de repasser par l’anglais, c’est-à-dire que pour traduire de l’espagnol vers l’allemand, il faut non seulement passer de l’espagnol vers l’anglais puis de l’anglais vers l’allemand. » Tout en sachant qu’il faut également passer de l’oral à l’écrit puis de l’écrit à l’oral. « Le temps pour le faire et les risques de déformation sont trop importants », note Camille Mercier-Sanders. Et si les voix synthétiques s’améliorent, le confort pour l’auditeur serait largement altéré. Autre problème majeur : les conférences internationales dans lesquelles les interprètes sont sollicités sont souvent très solennelles ou ont des implications politiques et diplomatiques de taille. Or, « les systèmes d’IA n’ont pas de références émotionnelles comme l’humain, et pourtant il y a d’importantes implications émotionnelles dans les discours ». Comme pour le sous-titrage, un interprète doit aussi lisser le discours, laisser de côté des hésitations, voire ne pas tout traduire. Une économie qu’un algorithme ne saurait faire aujourd’hui.