• Thomas Rivera, docteur en optique et photonique et chercheur chez Orange, qui a coordonné le projet, revient sur cette avancée majeure pour les communications quantiques françaises.
Le quantique est sur toutes les langues ; la « seconde révolution quantique » (après celle du XXe siècle) promet d’exploiter certaines propriétés de la matière à très petite échelle au bénéfice du monde macroscopique. Le monde de la recherche s’attache à en explorer les frontières dans quatre domaines d’application : calculateurs, capteurs, simulations et communications. Le domaine des communications quantiques laisse déjà entrevoir l’implémentation de procédés de cryptographie quantique novateurs, fondés sur le principe de distribution quantique de clés de chiffrement (ou ).
ParisRegionQCI ouvre la voie à des communications quantiques fondées sur des infrastructures de réseau fibre existantes.
Ces techniques sont aujourd’hui à portée de main. Leur coût est le premier frein à une mise en œuvre à grande échelle, à moins que… elles ne soient exécutables en réutilisant des infrastructures existantes. C’est ce que s’est attaché à démontrer le projet Paris Région Quantum Communication Infrastructure (ParisRegionQCI), qu’évoque Thomas Rivera.
L’objectif du projet ParisRegionQCI est d’établir un réseau de communication quantique afin de tester des solutions de communication sécurisées. En quoi consiste ce réseau ?
Il est plus exact de parler de réseau de communication compatible avec les technologies quantiques, car plusieurs d’entre elles, dont l’ordinateur quantique, pourraient bénéficier de ces réseaux. Il est question d’un réseau classique dont on a réduit au minimum les pertes. Il peut s’agir d’un réseau fibré ou en espace libre (à travers l’air ou le vide spatial), où tout a été adapté et optimisé afin de tendre vers la suppression des dégradations qui pourraient altérer les propriétés utiles de la physique quantique, très sensible au « bruit ».
Dans une communication quantique, le signal servant au transport de la clef est extrêmement faible : tout doit être mis en œuvre pour le préserver de l’environnement extérieur et de phénomènes aléatoires perturbateurs comme l’agitation thermique.
Faut-il, pour assurer ces conditions, déployer une fibre spécifique ou peut-on s’appuyer sur les infrastructures actuelles ?
Les équipements liés aux communications quantiques affichent un coût conséquent. Pour sécuriser une liaison de moins de 100km sur une fibre dédiée, il faut compter de 180 à 250K€ environ uniquement pour un système QKD et l’équation financière devient vite insoluble. Dans le cadre du projet, nous avons fait le pari de miser sur des installations existantes. Nous sommes partis de fibres classiques déjà déployées par Orange France, certaines actives et d’autres dormantes, en attente d’être réveillées quand des besoins clients le requièrent. Nous avons adapté à la marge et qualifié ces fibres en termes de qualité et de performance pour voir comment atteindre les prérequis d’une communication quantique à des fins de transmission d’une clé QKD. Cela consiste, en synthèse, à effectuer des mesures des pertes optiques en envoyant dans la fibre des paquets de photons et en caractérisant leurs aller-retours. Puis nous avons déployé un système de communication quantique (développé par ID Quantique) sur le terrain, défini une architecture réseau « seamless », ajouté une couche de services et implémenté un système de chiffrement que Thales a adapté afin qu’il accepte ces nouvelles clés générées quantiquement.
Une fois la compatibilité de ces fibres avec une communication quantique établie, vous avez réalisé l’échange de clés. Sur quels procédés se fonde-t-il ?
Il faut commencer par préciser que l’approche adoptée dans le cadre du projet repose sur un transport différencié des clés de chiffrement et des données à chiffrer, là où d’autres travaux de recherche, notamment chez Orange à Lannion, s’intéressent à la co-propagation (cf. ci-dessous).
Dans notre cas, le réseau dédié à l’échange de clés assure la bonne transmission de celles-ci entre deux équipements : d’un côté, on chiffre la donnée et, de l’autre, on la déchiffre. La clé de chiffrement est produite à l’aide d’un générateur quantique de nombres aléatoires (Quantum Random Number Generator, QRNG). Il faut imaginer ce dispositif comme un lanceur de balles de tennis, sauf que les balles sont ici des photons, qui sont projetés vers un séparateur de faisceaux (beamsplitter) 50/50 et se retrouvent répartis en sortie entre deux branches, selon les principes de la physique quantique. Au bout de ces branches, ils sont ensuite détectés par des détecteurs de photons, générant en fin de compte des bits (0 ou 1) de façon réellement aléatoire. Un protocole complexe de cryptographie [BB84, cf. ci-dessous] met en œuvre plusieurs QRNG dans les systèmes QKD. On aboutit en fin de compte à un procédé cryptographique inviolable, à condition d’être mis en œuvre selon la technique du (« one-time pad »), qui repose sur une clé de chiffrement au moins aussi longue que le message qu’elle protège.
Le projet a été finalisé en 2023. Quels en sont les réalisations et enseignements majeurs ?
Le réseau fibré quantique que nous avons construit a une portée d’environ 80km. Il interconnecte plusieurs nœuds quantiques qui sont représentés par les partenaires du projet, depuis le plateau de Saclay (Thales, Institut d’Optique, Télécom Paris) jusqu’au laboratoire LIP6 Sorbonne Université au centre de Paris, en passant par le site Orange Gardens à Châtillon. Ce que ParisRegionQCI démontre, c’est que la communication quantique – pour l’application d’une technologie QKD ici – en utilisant ou en réutilisant des infrastructures de fibre commerciales déjà déployées est possible, et c’est une avancée majeure pour le lancement d’un service QKD en France.
Le projet illustre par ailleurs le dynamisme de la recherche dans le domaine du quantique, et la mise en synergie des différents écosystèmes. Notre consortium a fait collaborer des grands groupes (Orange, Thales, Nokia), des références quantiques du monde académique que sont le LIP6 dirigé par Eleni Diamanti, le LTCI de Télécom Paris représenté par Romain Alléaume et l’Institut d’Optique par Phillipe Grangier, ainsi que des start-up, dont l’expertise et les solutions ont été précieuses – Quandela, VeriQloud, KETS Quantum et CryptoNext.
Que va-t-il advenir du réseau que vous avez construit ?
L’infrastructure est destinée à être pérennisée et à s’inscrire dans un cadre plus large que la Région. A travers l’initiative , les Etats membres de l’Union Européenne sont engagés dans la conception et la construction de réseaux nationaux de communication quantique. Orange pilote les travaux au niveau de la France avec le projet FranceQCI, lancé en 2023 : le réseau expérimental que nous avons mis en place en sera une composante et s’est déjà agrandi de 14km dans ce cadre pour relier le CNRS (laboratoire Matériaux et Phénomènes Quantiques).
Par ailleurs, il est aussi réutilisé en partie par l’ENS (Laboratoire Kastler Brossel), le LIP6 et la start-up parisienne Welinq sous forme d’un LAN quantique, afin d’expérimenter des concepts de mémoire quantique, un composant incontournable des communications quantiques du futur.
Co-propagation, une autre logique pour les communications quantiques :
En matière de mise en œuvre des technologies QKD, une approche alternative et complémentaire à celle adoptée dans le cadre du projet ParisRegionQCI coexiste, reposant sur une finalité commune : utiliser les infrastructures de réseaux déjà déployées plutôt que des fibres dédiées.
La co-propagation, explorée par des équipes de la Recherche Orange à Lannion, vise à employer une seule et même fibre pour transporter le signal quantique dédié à la clé et le signal « classique » associé aux données du message (c.-à-d. le flux de données WDM). Le canal quantique peut ainsi s’ajouter aux infrastructures existantes, à une longueur d’onde différente des canaux WDM déjà déployés, évitant des investissements trop lourds (en plus de ceux liés aux équipements QKD).
Sources :
BB84 : BRASSARD, G. et BENNETT, Charles H. Quantum cryptography: Public key distribution and coin tossing. In: International conference on computers, systems and signal processing. 1984. p. 175-179.
Protocole cryptographique fondé sur les propriétés de la physique quantique. Permet à deux utilisateurs communicants de produire une clé secrète aléatoire destinée à protéger un message, et de détecter une interception éventuelle par un tiers qui chercherait à en prendre connaissance.
One-Time Pad en anglais. Algorithme de cryptographie reposant sur une clé de chiffrement caractérisée par une série de valeurs définies aléatoirement aussi longue que le message à crypter, et à usage unique.
Initiative collaborative européenne visant à intégrer des systèmes quantiques dans les infrastructures de communication existantes, en fournissant une couche de sécurité supplémentaire basée sur la physique quantique.