Les « transitions techs », une nouvelle forme d’engagement

Résumé

Elles entendent aider les individus à adopter des comportements durables en s’appuyant sur les technologies numériques et en conciliant ainsi secteur marchand et engagement sociétal. Les « transition techs », ces start-up d’un nouveau genre, sont pour la plupart portées par des entrepreneurs expérimentés. Une étude en ligne de cent vingt dispositifs et des entretiens semi-directifs menés avec neuf de ces porteurs de projet montrent que ces nouvelles structures adhèrent implicitement à des objectifs environnementaux, mais sans ouvrir les débats classiques de définition des enjeux prioritaires et des responsabilités des différents acteurs (puissance publique, secteurs économiques…). Autre caractéristique commune : tout en poursuivant une finalité d’intérêt général, la large majorité entend se tenir à distance du militantisme et des mouvements associatifs. Leur posture se veut explicitement positive et pragmatique. Basées sur des modèles de revenus pour le moment en construction, les « transition techs » ont de faibles effectifs. Un suivi de ce secteur émergent s’avère essentiel pour le Groupe Orange, déjà engagé dans une démarche de sobriété énergétique, afin de pouvoir accompagner ses clients sur leur propre chemin de transition écologique, en soutenant le cas échéant les entreprises les plus prometteuses.


Article complet

Des start-up d’un genre nouveau, jusqu’ici peu observées, entendent aider les individus à adopter des comportements durables, en s’appuyant sur les technologies numériques et en conciliant ainsi secteur marchand et engagement sociétal. Qui sont ces entreprises que nous avons appelées « transition techs », par analogie avec les civic techs ? Quelles sont les questions environnementales dont elles entendent s’emparer, avec quel outillage technologique et quels modèles d’affaires ? Forment-elles un univers stabilisé ou s’agit-il d’un mouvement encore balbutiant ?

Une étude en ligne de cent vingt dispositifs et des entretiens semi-directifs menés avec neuf de ces entrepreneurs (Tableau 1) permettent d’avancer quelques réponses à ces questions.

Tableau 1 : Brève description des neuf initiatives observées

Au-delà de la thématique plus ou moins spécifique – pollution, déchets, achats – à laquelle ils s’attellent, ces acteurs peuvent être classés, dans un premier temps, selon deux critères (Figure 1). D’une part, en fonction du registre d’action du service proposé : simple délivrance d’information destinée à un utilisateur intéressé, déjà désireux de changer ses conduites ; outils de participation, destinés à un utilisateur convaincu, motivé, mais manquant de moyens pour organiser des actions collectives « vertes » ; ou véritable incitation à l’action, guidage des individus moins sensibilisés, ayant besoin d’un accompagnement vers des comportements durables. D’autre part, selon leurs choix technologiques qui font apparaître trois grandes composantes : site web, base de données et capteurs. Si tous s’appuient sur un site web, seuls deux d’entre eux ont construit leur service autour d’une base de données inédite : Le Marché Citoyen qui propose une base de données géolocalisées des commerces et services durables, sous forme de cartographie (11 000 références à date de l’entretien) et Junker, qui associe des indications de recyclage aux codes-barres des produits (1 million de produits renseignés). Par ailleurs, trois acteurs utilisent des capteurs, Plume Labs et Smart Citizen pour mesurer la pollution atmosphérique, Cliiink pour vérifier que les déchets recyclés sont bien du verre.

Figure 1 : Positionnement thématique et choix technologiques des neuf initiatives observées

Des entrepreneurs souvent expérimentés

Les porteurs de projets de notre enquête sont tous des hommes, leur âge court de 24 à 60 ans, mais la plupart ont plus de 35 ans. Nombre de ces initiatives sont initiées par un binôme, voire un trinôme, composé, comme dans toutes les start-up, d’un ou plusieurs ingénieurs mais complété ici, et c’est là l’originalité, non pas du classique diplômé d’école de commerce, mais de profils plus atypiques : design en graphisme multimédia aux Arts déco (90 jours), DESS en gestion de projet local (Koom, Marché citoyen), urbanisme (Smart citizen), informatique suivie de philosophie et sociologie (WeeAkt)…

Ces fondateurs disposent déjà d’une ou plusieurs expériences professionnelles lorsqu’ils démarrent leur projet et, dans six des neuf entreprises rencontrées, au moins un des fondateurs a exercé des missions en lien avec le développement durable. Chez les trois autres, rien ne semblait prédisposer les fondateurs à un investissement dans ce secteur. La rencontre a donc joué un rôle essentiel permettant à ceux qui n’ont pas eu d’histoire en lien avec le développement durable de croiser la route d’une personne qui a éveillé leur intérêt pour la question.

Marier efficacité entrepreneuriale et finalité environnementale

Qu’ils s’attaquent à un problème précis comme l’intensification du recyclage du verre pour Cliiink ou poursuivent l’ambition d’une modification plus générale des routines des consommateurs, les porteurs interrogés adhèrent implicitement à des objectifs environnementaux mais sans ouvrir les débats classiques de définition des enjeux prioritaires et des responsabilités des différents acteurs (puissance publique, secteurs économiques…). De facto, mais sans jamais mobiliser ce vocabulaire, tous poursuivent ainsi une finalité d’intérêt général et entendent porter un projet qui fasse sens :

« J’ai toujours la démarche d’inventer des choses qui peuvent servir, pas une cause, mais quelque chose que je trouve louable. Je ne suis pas un écologiste de malade et tout, mais j’aime bien l’idée de faire quelque chose pour quelque chose que je trouve, enfin, qui a des valeurs. » WeeAkt.

Ils insistent ainsi sur des finalités supérieures qui ne sont pas nécessairement uniquement environnementales, mais peuvent avoir une portée économique et sociétale générale : le fondateur de Terradona/Cliiink évoque le développement territorial (créer de l’emploi localement, innover en France…) ; celui de Smart Citizen entend promouvoir une vision alternative de la smart city…

Le discours positif de l’engagement pragmatique

Autre caractéristique commune : tout en poursuivant une finalité d’intérêt général, la large majorité entend se tenir à distance du militantisme et des mouvements associatifs. La plupart ne sont pas des « militants écologiques » et se défendent même d’être des « écologistes » tout court. Dans leur bouche, les deux termes renvoient une image d’inefficacité – « Les militants, ils ne savaient pas trouver de l’argent pour que ça continue » affirme l’un d’eux – voire d’archaïsme. L’affirmation de leur identité d’entrepreneur numérique leur permet de s’en distancier.

En cohérence, leur posture se veut explicitement positive et réfute les approches par la dénonciation, la revendication ou la résistance, jugées inefficaces voire contre-productives.

« On pouvait rendre le sujet de la pollution intéressant, voire même passionnant, et vraiment captiver l’imagination, si on faisait de manière décalée, positive et pas mea culpa : on va tous mourir, c’est affreux. » Plume Labs.

Ce discours positif est également pragmatique : en choisissant d’accompagner les changements de routines de leurs utilisateurs, de promouvoir leurs petits gestes verts, tous adhèrent à un discours qui se veut de bon sens, selon lequel « les petits ruisseaux font les grandes rivières ».

Des modèles économiques qui se cherchent

Comme toutes les start-up, les projets étudiés cherchent, souvent par tâtonnement, des modèles de revenus aussi bien en marchés B2C que B2B. Côté B2C, Plume Labs et Smart Citizen disposent d’une source de revenus directs issus de la vente d’objets connectés (la distribution du « Flow », le capteur de Plume Labs, est annoncée pour juin 2018 et le capteur de Smart Citizen est en rupture de stock dans l’attente d’une nouvelle version plus accessible au grand public). C’est le cas également de 90 jours dans un modèle « premium ». Côté modèle d’audience, tous sont confrontés à la difficulté, classique dans l’économie du web, de réunir une masse critique d’utilisateurs.

Malgré des volumes respectables pour certains, la valorisation de l’audience ne leur permet pas de générer une source de revenus suffisante. À la date de l’entretien (entre juin et septembre 2016), les personnes interrogées avançaient les chiffres suivants : Tinkuy, plusieurs communautés de 10 000 personnes ; 90 jours, 100 000 comptes ; Le Marché Citoyen, jusqu’à 100 000 visiteurs par mois en 2012 ; Koom, 8 600 utilisateurs ; Plum Labs, 50 000 utilisateurs actifs ; Weeakt, 6 000 utilisateurs. Côté B2B, ils cherchent à valoriser économiquement les changements de comportements individuels qui sont au coeur de leur projet, soit sous forme de ventes de logiciels en mode SaaS ou en marque blanche, soit via des prestations de services aux entreprises et collectivités locales. Même si ces prestations intermédiées ne signifient pas l’abandon d’une présence directe sur le marché des particuliers, elles constituent pour nombre de ces entreprises la principale source de revenus. Par exemple, Tinkuy opère pour le compte d’Humanité Diversité (Hubert Reeves) et d’Orcelant (Vincent Bolloré) tout en réalisant des campagnes à durée déterminée (Higgins, Ladurée, Afnor). Cette recherche de clients institutionnels s’avère particulièrement difficile lorsque les acteurs se tournent vers les collectivités territoriales, dont le mode d’organisation et le rythme de prise de décision apparaissent en décalage avec les contraintes d’une jeune entreprise.

Ces modèles de revenus sont pour le moment en construction et cette fragilité économique globale se reflète dans le faible effectif des entreprises – celles-ci sont toutes de taille modeste, la plus importante affichait une équipe de 17 personnes à la date de l’enquête (2016), dont peu de salariés à plein temps et/ou permanents – et la faiblesse des rémunérations que les innovateurs s’accordent. S’il est classique de ne pas dégager de salaire dans les premières années d’une start-up, on observe ici une prolongation inhabituelle de cette période de travail non rémunéré.

Par comparaison avec d’autres start-up, celles-ci doivent faire face à des contraintes spécifiques. Ainsi, la levée de fonds auprès des capital-risqueurs est particulièrement laborieuse, ces derniers se montrant frileux à l’égard de ces entreprises poursuivant une finalité d’intérêt général dont ils anticipent des retombées financières limitées. Autre contrainte à l’égard des clients : l’exigence de cohérence entre stratégie de croissance d’une part et discours sur les finalités de l’autre. Afin de ne pas froisser sa communauté d’utilisateurs d’origine, Tinkuy raconte avoir refusé des financements de la société Total et décrit les réactions provoquées par le partenariat passé avec la société Nouvelles Frontières: « Quoi ? Vous faites partir des gens en avion, c’est quoi cette communauté ? »

Faibles interactions et absence de communauté

La finalité poursuivie par ces entrepreneurs, tout comme la fragilité de leurs modèles économiques, n’est pas sans évoquer une autre famille de start-up d’intérêt général, les « civic techs » qui cherchent à améliorer la démocratie. Mais à la différence de ces dernières, les acteurs étudiés interagissent peu les uns avec les autres. Ils ne se retrouvent pas dans des événements communs, pas plus qu’ils ne se domicilient dans des incubateurs dédiés. La construction d’une narration collective semble pour l’heure absente de leur vision stratégique. Seule leur observation dans le temps permettra de dire si les transition techs choisiront de renforcer leur modèle économique pour pouvoir se pérenniser au risque de prendre de la distance avec la finalité d’intérêt général ou si au contraire elles affirmeront collectivement leur identité pour attirer investisseurs et utilisateurs. Un suivi s’avère essentiel pour le Groupe Orange, déjà engagé dans une démarche de sobriété énergétique, afin de pouvoir accompagner ses clients sur leur propre chemin de transition écologique, en soutenant le cas échéant les entreprises les plus prometteuses.

A lire aussi sur Hello Future

Getty Images - autoconsommation collective d'énergie - solar panel

L’autoconsommation collective d’énergie : construction d’une énergie renouvelable, locale et partagée

Découvrir
GettyImages - perception des risques numériques - perception of digital risks

Comprendre la perception des risques en ligne du grand public : au-delà des contours officiels

Découvrir
Impact télétravail gaz à effet de serre - Impact teleworking greenhouse gas

Impact de l’usage d’une solution numérique de télétravail sur les émissions de Gaz à Effet de Serre : cas d’étude sur le site d’Orange Atalante à Rennes

Découvrir
GettyImages - nudges

Des nudges pour un numérique plus responsable ?

Découvrir
GettyImages - Hexa-X-II

Hexa-X-II : le projet européen phare pour une 6G durable

Découvrir
GettyImages - digital transformation

Le travail d’accompagnement de la transformation digitale en entreprise

Découvrir
GettyImages - virtual reality

La formation professionnelle à l’épreuve de la réalité virtuelle

Découvrir
GettyImages - smartphone attention

Le smartphone et nos régimes d’attention

Découvrir