L’étude dont les résultats sont présentés ici s’inscrit dans une démarche concertée au sein d’Orange pour adresser les besoins des femmes entrepreneures en Afrique. En effet, Orange est partenaire d’ONU Femmes dans le cadre de l’initiative Buy From Women au service de leur émancipation économique. De même, le partenariat entre le Réseau des Associations des Femmes Actives d’Afrique et Orange Bank Africa a pour objectif de favoriser les activités génératrices de revenus par l’octroi de pico-crédits mobiles à des conditions préférentielles aux femmes adhérentes du réseau.
Légende photo : Céline Mas Présidente ONU Femmes France, et Elizabeth Tchoungui, Directrice Exécutive Responsabilité Sociétale du groupe Orange et Présidente Déléguée de la Fondation Orange signent la convention de mécénat au siège de Orange France. Paris, 10 mars 2022.
Les auteures ont tout d’abord réalisé un état de l’art qui a permis d’articuler ensuite des entretiens autour de deux points clés qui impactent fortement l’activité entrepreneuriale féminine en Afrique : la difficulté à mobiliser des réseaux de relations et la contrainte d’un entrelacement pro/perso qui conduit à des sacrifices au quotidien.
Principalement un entrepreneuriat de survie
Majoritairement présentes dans le secteur informel et dans l’entrepreneuriat de survie, l’activité des femmes entrepreneures en Afrique est souvent assez éloignée des grandes théories sur l’entrepreneuriat qui mettent en avant innovations, opportunités et prises de risques (Schumpeter 1928). La grande majorité de ces femmes entreprennent par nécessité, en réaction à des facteurs négatifs de leur environnement, comme la difficulté de trouver un emploi salarié.
Je me bats pour atteindre mon objectif, je n’ai pas peur, je crois toujours, je vais y arriver, donc je fonce !
Elles font souvent le choix d’une activité professionnelle qui s’inscrit dans le prolongement de leur activité domestique. Ainsi, les femmes au Sénégal sont très présentes dans le commerce, la couture, le tissage, la vente à domicile, la production maraîchère, la production de fruits et légumes, les petites unités de transformation (Simen, Diouf 2018). Elles privilégient également pour certaines, le commerce en ligne qui leur permet de travailler tout en restant à la maison. L’activité choisie peut enfin être ancrée dans une histoire familiale plus ancienne. Ainsi, l’expérience et les compétences acquises dans le cercle familial lorsqu’elles sont enfant « prédisposent » fortement les femmes à aller vers l’entrepreneuriat : « Certaines femmes appartenant à des familles de tradition marchande grandissent en observant leurs grands-mères, leurs tantes, leurs mères exercer cette activité qui finit par « leur coller à la peau », faisant ainsi partie de leur vie » (Doubogan 2019).
Evoluant le plus souvent dans l’informel, l’obtention de crédits auprès des banques est souvent impossible, et ceci plus fortement que pour les hommes. Les femmes font ainsi moins facilement appel au financement institutionnel et ont aussi plus de mal à s’auto-financer. Comme le rappelle par ailleurs une étude du Women in Africa philanthropy study (2018), « les femmes chefs de micro et de petites entreprises ont une propension plus forte que les hommes à s’auto-exclure du marché du crédit ». Il y est précisé également que « lorsque 50% des femmes chefs d’entreprise déclarent que le soutien financier des amis et de la famille est leur principale source de financement, seulement un quart des hommes interrogés déclarent avoir recours à ce canal ».
Un challenge fort autour de la conciliation des différents temps sociaux
Si l’accès au financement est une difficulté majeure à laquelle sont confrontées les femmes dans leur projet d’entreprendre, d’autres obstacles rendent leur parcours particulièrement compliqué. L’article de Moguérou et al. (2019) relate une étude réalisée à Dakar et à Lomé sur la répartition des tâches domestiques au sein des foyers lorsque la femme est active et comment celle-ci se reconfigure dans le temps. On peut y lire notamment comment cette nouvelle répartition des tâches réinterroge les rapports de genre dans le couple et plus largement au sein de la famille. Le nouveau rôle économique que jouent les femmes au sein de leur famille en travaillant à l’extérieur peut venir déstabiliser l’équilibre du couple en dépossédant en quelque sorte l’homme de ce qui faisait jusque-là sa masculinité. Ces auteurs montrent également dans cet article que les femmes qui travaillent, financent souvent seules le recrutement, la coordination et la prise en charge financière du personnel les secondant dans les tâches ménagères, payant seules, « au propre comme au figuré, les conséquences de leur investissement professionnel ». Ils concluent ainsi que « le partage des tâches domestiques en Afrique de l’Ouest est souvent un « impensé » dans les couples mariés ». En effet, reste cette vision d’une « défaillance dans leurs rôles de mère et d’épouse » lorsque la femme ne peut assumer l’ensemble des tâches qui lui sont traditionnellement assignées. Il est même question dans l’article de déshonneur, tant pour l’homme qui accepterait le fait que sa femme ne prenne pas en charge les tâches domestiques que pour les femmes qui seraient vues à l’extérieur du foyer comme incapables d’assumer cela.
Des réseaux de proximité fortement homogènes freinent le développement de l’entrepreneuriat féminin
Les réseaux de relations jouent un rôle primordial dans un projet d’entrepreneuriat. Comprendre comment ces femmes entrepreneures mobilisent aujourd’hui leurs réseaux tout au long de leur trajectoire entrepreneuriale est ainsi un élément de compréhension fort de leur parcours.
Pour y parvenir, la démarche a été de mobiliser la théorie du capital social qui considère que les relations tissées au sein d’un réseau social (physique et/ou virtuel) permettent de mobiliser des ressources (Cucchi, Fuhrer 2011). Ainsi selon Robert Putnam (1995), le capital social « se rapporte aux relations entre individus, aux réseaux sociaux et aux normes de réciprocité et de confiance qui en émergent (…) Les liens entre personnes évoluant dans des cercles différents sont plus utiles que les liens forts qui me relient à mes proches. Les liens forts sont bons pour se ressourcer, se réconforter ; les liens faibles sont bons pour avancer, évoluer ». Il définit ainsi deux formes de liens sociaux, les liens « ouverts » qui font pont entre les individus et les liens « fermés » qui unissent les égaux.
Or, les femmes entrepreneures en Afrique s’appuient principalement sur des réseaux de proximité de petite taille et fortement homogènes, ce qui réduit leur potentiel de création et de développement comparé aux hommes.
Leur situation est spécifique comparée à leurs homologues masculins à ce niveau dans le sens où « Les femmes se regroupent généralement entre elles, dans le cadre d’associations, tontine, club, mouvement… C’est dire que les réseaux auxquels elles adhèrent ne sont pas très diversifiés » (Simen, Diouf 2014). Or, la qualité et la quantité d’informations et de ressources potentielles sont très étroitement liées à la diversité, à la taille et à la densité du réseau de relations. Le capital social des femmes entrepreneures africaines étant principalement constitué de liens forts et moins souvent de liens faibles, ceci constitue un véritable frein au développement de leurs projets entrepreneuriaux.
Des femmes entrepreneures très investies dans leur projet
Une fois l’état de l’art réalisé, des entretiens individuels semi-directifs avec 11 femmes entrepreneures au Sénégal et en Côte d’Ivoire ont été menés afin de valider les deux hypothèses de départ : la difficulté à mobiliser des réseaux de relations et la contrainte forte d’un entrelacement pro/perso qui conduit à des sacrifices au quotidien. Dans cette première phase d’entretiens, les femmes interviewées, plutôt jeunes et instruites, ont fait le choix de l’entrepreneuriat motivées par des perspectives d’affaires. Elles sont actives dans des secteurs variés tels que le commerce (habillement, cosmétiques), l’éducation, l’agriculture et l’agroalimentaire (boulangeries) par exemple. Deux profils émergent de ces entretiens : les entrepreneures évoluant sur la même ligne d’activité depuis le début et celles qui, au fil des ans, évoluent sur un ensemble d’activités souvent très hétérogènes. Même si elles ne sont pas représentatives de la majorité des femmes entrepreneures africaines, elles n’en sont pas moins intéressantes par leur posture et les perspectives qu’elles amènent sur le sujet. Les entretiens ont ainsi principalement porté sur leurs trajectoires personnelles, les moments clés de leurs parcours et les difficultés auxquelles elles font face, ceci dans l’objectif de dégager la manière dont les contraintes sociétales et les réseaux de relations impactent leurs parcours.
Ce sont toutes des femmes engagées, admirables, passionnées par leur projet. Ces entretiens ont permis de mettre en évidence que leurs profils « atypiques » ne les protégeaient pas complètement de certaines des difficultés mentionnées précédemment, et en cela, les enseignements tirés nous apportent une meilleure compréhension du sujet étudié.
L’accès au financement reste tout d’abord un problème central pour ces femmes qui démarrent souvent aidées financièrement par leur famille proche, leur mère notamment qui reste leur modèle, un exemple à suivre. Fatou, 43 ans, déclare ainsi : « Mon premier partenaire et bailleur de fonds, c’est ma mère. » Elles disent manquer de soutien de la part de l’Etat et des banques qui n’ont pas confiance dans leurs capacités entrepreneuriales : « Je ne suis pas trop motivée à solliciter le financement de l’état car je n’ai pas le bras long » (Yacine, 49 ans). Il y a donc une vraie auto-censure de la part de ces femmes qui se tournent alors vers d’autres financeurs tels que la Commission Européenne, la GIZ et l’ONU, même si elles ne bénéficient pas toutes des réseaux de relations susceptibles de leur apporter les informations utiles à ce niveau. Elles manquent également souvent du temps nécessaire au montage des dossiers : « Je vois passer des choses mais je n’ai pas postulé à d’autres dispositifs car je suis tellement dans la gestion du quotidien ! » (Inès, 35 ans). De ce fait, ces femmes financent souvent seules leur activité, ce qui freine considérablement leurs possibilités de développement : « Si la marchandise est partie, en échange j’ai de l’argent et je peux acheter de nouveaux trucs pour entretenir ma clientèle avec de nouveaux articles » (Chorine, 33 ans).
Les femmes interrogées mentionnent également qu’il n’est pas toujours facile pour elles de s’imposer au démarrage de leur activité : « Quand on commence, on est seule. Il faut de la force pour garder la conviction » (Fatou, 43 ans). Leur place dans le monde économique n’est pas une évidence pour tous et plus que les hommes, elles doivent faire leur preuve pour gagner leur légitimité et leur reconnaissance. Ainsi, Cathy explique que « c’était difficile. Difficile de me faire accepter. On a eu à se bagarrer, être des pionnières ». Globalement, ces femmes sont sûres d’elles et se font confiance, et pourtant manager des hommes reste une difficulté pour elles au début. Leur confiance et leur détermination sont des leviers forts pour leur entreprise. Ainsi, Chorine (33 ans) déclare : « Je me bats pour atteindre mon objectif, je n’ai pas peur, je crois toujours, je vais y arriver, donc je fonce ! »
Un choix courageux pour ces femmes qui doivent souvent affronter parallèlement le regard critique de la société et de leur belle-famille
Travailler, et plus particulièrement faire le choix de l’entrepreneuriat, est parfois perçu comme un abandon du foyer venant mettre en danger l’équilibre familial. Elles sont ainsi sur tous les fronts, à la fois au niveau professionnel mais aussi familial : « En Afrique, c’est difficile d’allier les deux. On a des valeurs, la femme doit s’occuper de sa famille » (Cathy, 50 ans). Le rôle de l’entourage est primordial à ce niveau et le soutien du conjoint indispensable : « Mon mari est dans le secteur business et partage l’idée que je sois entrepreneure, que je travaille » (Yacine, 49 ans). Les entretiens réalisés ont néanmoins permis de mettre en avant un dépassement assumé du rôle « traditionnel » de ces femmes qui revendiquent leur place dans le développement économique et social de leur pays. Leurs projets sont ainsi souvent portés par des valeurs éthiques, humaines et sociétales fortes : « Si on ne les avait pas recrutées, elles seraient à la maison à cuisiner et attendre leur mari » (Ysseu, 37 ans). Elles veulent apprendre, progresser mais aussi transmettre leur savoir et leur expérience, ce qu’elles font dans le cadre de leur entreprise ou d’associations locales d’aide aux femmes en particulier : « Quand je vois ces femmes dans les zones rurales, je suis admirative de leur courage. Ces partages d’expérience m’inspirent le plus. » Fatou, 43 ans, dit quant à elle que « on ne s’intéresse pas qu’au côté lucratif. On veut leur permettre d’être autonomes ».
Ces femmes sont par ailleurs énormément investies dans la gestion quotidienne de leur entreprise et soulignent l’importance du « faire » : « Je mets toujours la main à la pâte. Si je ne le fais pas, le jour où je n’ai pas de main d’œuvre, je ne saurai pas faire » (Fatou Joséphine, la 30aine). Très prises par le quotidien de l’entreprise, elles ont du mal à dégager du temps pour se consacrer à son développement. Ainsi, même si elles mettent en avant une ambition forte, l’expansion de l’entreprise est décrite comme douloureuse car elle impose des sacrifices personnels : « Quand on démarre, on est le comptable, le recruteur, le manager… ça ne nous aide pas au niveau de la productivité » (Yacine, 29 ans). Cela se traduit au quotidien par une organisation et une gestion du temps très cadrées : « Ça coince un peu. C’est ma pause déjeuner que j’utilise pour aller chercher les marchandises si le client est pressé » (Anne-Victoire).
Selon le rapport du Women In Africa philanthropy (2020), « Les femmes sont la colonne vertébrale de l’économie africaine », l’entrepreneuriat féminin contribuant selon les estimations de l’ordre de 7 à 9% au PIB du continent, soit de 150 à 200 milliards de dollars (cf graphique). Elles prennent de plus une place tout à fait primordiale au niveau sociétal en s’engageant pour des causes importantes telles que l’insertion des femmes et des jeunes.
Les entretiens réalisés ont permis de confirmer les hypothèses posées en début de recherche. Ainsi, le poids de la sphère familiale, l’inégalité de traitement hommes-femmes dans le monde des affaires et les réseaux de relations fondés majoritairement sur des liens forts peuvent fortement impacter négativement le développement de l’activité de ces femmes pourtant diplômées et qui évoluent dans un entreprenariat formel et choisi. Poursuivre ce travail, notamment en interviewant des femmes moins diplômées, avec des parcours différents de ceux rencontrés jusque-là serait pertinent pour compléter la compréhension des difficultés et des besoins de cette cible et ainsi permettre à Orange de développer des offres spécifiques et des cursus de formation dédiés.
Sources :
- Cucchi A, Fuhrer C. Capital social et usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) : une analyse par les réseaux sociaux in Management & Avenir 2011/5 (n° 45), pages 179 à 206
- Doubogan, Yvette Onibon. Entrepreneuriat féminin et développement au Bénin, Etudes africaines, série sociologie, L’Harmattan, 2019
- Kante, Silamakan. « L’entrepreneuriat féminin au Mali : cas de la commune I du district de Bamako », 11/2020
- Martin H. « Le changement social et la rhétorique traditionaliste : la qualification sociale de l’entrepreneuriat féminin à l’intersection des rapports sociaux de sexe, de classe et de colonialité », Recherches féministes, Vol.26, n°2, 2013, 165-182
- Méda D. « Le capital social : un point de vue critique », Alternatives économiques | « L’Économie politique », 2002/2 no 14 | pages 36 à 47
- Moguérou L, Vampo C., Kpadonou N., Adjamagbo A., « Les hommes au travail… domestique en Afrique de l’ouest. L’effet modéré des reconfigurations du travail féminin sur les masculinités à Dakar et à Lomé », L’Harmattan, Cahiers du Genre n°67, 2019
- Putnam, R., Bowling alone: America’s Declining Social Capital. The Journal of Democracy 6 (1), 65–78, 1995
- Roland Berger, Women in Africa Philanthropy, Entrepreneurship study, « Women in Africa : plongée au cœur de la ruche entrepreneuriale », 2018
- Roland Berger, Women in Africa Philanthropy, Entrepreneurship study, « Accélérer la dynamique entrepreneuriale des femmes en Afrique », 2020
- Simen, S., Diouf. I. « Entreprenariat féminin au Sénégal : vers un modèle entrepreneurial de nécessité dans les pays en développement ? », 2018
- Simen S., Diouf. I. « Importance des réseaux de relations personnelles dans le processus de création d’entreprise : le cas des femmes-entrepreneures au Sénégal », 2014