Pour la Recherche d’Orange, étudier et faire connaître les contours des transformations sociotechniques induites par les innovations auxquelles l’entreprise contribue, participe à sa raison d’être : donner « à chacune et chacun les clés d’un monde numérique responsable ». Le téléphone mobile fait partie de ces instruments qui structurent nos façons d’habiter le monde mais il déstabilise nos régimes attentionnels. Si la variabilité de l’attention est constitutive de notre être au monde, ce texte s’efforce, en décrivant les mécanismes en jeu, de donner des pistes en vue de trouver le « bon équilibre attentionnel ». Comme le souligne, J.-P Lachaux (2011), il est illusoire de chercher à maîtriser son attention ; en revanche, il nous faut apprendre à la guider et l’accompagner pour ne pas subir les afflux informationnels continuels qui pourraient nous submerger.
Alors sans cesse ici, mes pensées partent là-bas (Lise Gaudaire 2020)
Ce billet développe l’hypothèse que le mobile est une extériorisation de la vigilance sensorielle de l’individu à des relations et à des espaces distants. Vigilance et distraction sont les deux faces d’un même processus physiologique qui permet à l’homme de se dé-focaliser d’une attention trop concentrée, pour des raisons de survie, mais également comme opportunité de distanciation. Plus généralement, le mobile participe au processus d’engagement-distanciation qui traverse les échelles physiologique, psychologique et sociale. Au niveau individuel, il manifeste la capacité de l’individu à être partiellement dégagé de son activité en cours, à être tout à la fois présent et en même temps ailleurs.
Le téléphone mobile est régulièrement dénoncé comme source de notre distraction : par la connexion qu’il permet à des personnes et des espaces et distants, il nous invite sans cesse à l’interruption, à la dispersion dans notre activité. Support du champ relationnel, le mobile avertit d’un message, d’un besoin de contact, immédiat ou différé, avec des proches ou des relations moins intimes, par un signal sonore, visuel ou vibratoire. Il participe, à travers les médias et les fils conversationnels et d’informations qu’il véhicule, au concernement (2) de l’individu vis-à-vis d’événements du monde proche ou lointain (Truc 2016). Porté constamment sur soi, dans une poche ou dans un sac, le portable est une extériorisation de perception et d’action des fonctions relationnelles (outil d’appel, de mise en relation et support de relation) et de vigilance à ces espaces hors d’accès de notre champ sensoriel direct. L’individu ne se contente pas de recevoir des informations, des nouvelles de ses proches : il agit, il règle les paramètres de son mobile afin d’orienter son domaine d’attention ; il ajuste la modalité de notification, passant du vibratoire au signal sonore, plus manifeste ; il sélectionne les flux d’informations spécifiques en relation avec l’événement dont il vient de prendre connaissance. Il explore alors d’autres espaces pour s’informer du contexte, pour disposer d’autres points de vue, etc. Le mobile est ainsi partie intégrante de ce que F. Varela nomme l’enaction, qui désigne ce couplage de la perception et de l’action de l’individu en interaction permanente avec son environnement.
Des régulations individuelles et collectives
La difficulté éprouvée aujourd’hui avec le mobile provient de l’extension des domaines d’attention à des espaces distants nombreux, susceptibles de solliciter de façon incessante l’individu. Face à cette situation, l’attention nécessite de nouveaux apprentissages. Cette transformation de l’environnement sensoriel dues à des modifications sociotechniques n’est pas une première. Par exemple, dans son ouvrage Les grandes villes et la vie de l’esprit, paru en 1903, le sociologue G. Simmel avait déjà analysé la sur-sollicitation des sens de l’habitant des métropoles alors en expansion rapide : dès sa sortie dans la rue, il doit se frayer un chemin dans un espace de circulation dense et sa vision est envahie par des images en perpétuel changement. Simmel développait l’idée que l’hyperstimulation sensorielle transformait le fonctionnement physique et psychique de l’individu, l’amenant à modifier sa conduite et à acquérir de nouvelles compétences. L’intellect devenait alors un organe de protection et de filtrage contre cet afflux d’impressions sensorielles et affectives permettant de diminuer l’« intensification de la sollicitation de la conscience ».
La perturbation attentionnelle que provoque le mobile au quotidien relève de ce même processus. Des nouveaux modes de régulation sont recherchés, expérimentés, parfois de façon réglementaire (le Code de la Route a interdit en 2003 la tenue en main du mobile au volant puis le kit main libre en 2015) ou au travers règles d’usages les plus diverses : téléphones éteints dans les salles de spectacle, pas de mobile pendant les repas, etc. Ainsi, l’accélération du temps (Rosa 2013) pourrait-elle plutôt ressortir de l’incapacité de l’individu à filtrer de façon pertinente les stimulations trop nombreuses, l’engageant systématiquement dans des actions en réponse. L’apprentissage attentionnel consisterait alors à réaliser ce découplage, à rompre les automatismes sensoriels (le mobile vibre, je m’en saisis, je le consulte), à prendre de la distance… et à hiérarchiser les actions. Ainsi, sur le plan éducatif, dans un cadre qui dépasse la question du seul téléphone mobile, des programmes spécifiques d’apprentissage de l’attention ont-ils été élaborés, conjointement par des chercheurs en psychologie et en sciences cognitives et des enseignants du primaire et du secondaire. Ils visent à doter les enfants et les adolescents de la capacité à filtrer et sélectionner de façon pertinente, en fonction des contextes, dans le flux incessant des sollicitations auxquelles ils sont soumis, ce qui est important pour eux de ce qui ne l’est pas (Lachaux 2016, 2020).
La distraction comme nécessaire lâcher prise
Mais la stimulation sensorielle et la distraction qu’elle provoque, sont autant d’opportunités de dé-focalisation de l’attention : l’alerte est une façon de s’éveiller d’une concentration trop intense, une façon de prendre du champ. La distraction est aussi ce qui permet à l’esprit de divaguer lors de l’exécution de taches routinières. A. Piette (2009) s’est intéressé à cette capacité de l’homme d’être plus ou moins présent à son activité ; les activités collectives sont le lieu de ces latéralités du regard, de ces moments où, tout en écoutant son interlocuteur, l’individu porte son attention à un détail vestimentaire, à une scène qui se joue à côté de lui, présent dans l’instant, mais aussi ailleurs. La distraction au gré des stimulations interne (des pensées vagabondes ou des préoccupations récurrentes) ou externe (la chute d’un stylo, les cris d’enfants dans la cour) permet un « lâcher prise », une souplesse intérieure (passer d’une idée à l’autre). Ce mode mineur d’existence serait constitutif de notre présence au monde et aux autres.
Un être ailleurs plus visible
Personne n’a attendu le mobile pour rêvasser, laisser son esprit divaguer, dans l’instant présent, mais sans doute le mobile rend-il plus visible à autrui cette façon d’« être avec mais pas tout à fait ». Il suffit d’une manipulation discrète du smartphone ou d’un regard furtif vers l’objet, tout en écoutant les propos tenus par nos interlocuteurs, pour que soit perçu plus évidemment notre « être partiellement absent ». Ce qui choquait, le fait qu’attablés, chacun pianote sur son mobile, est, dans bien des contextes, aujourd’hui légitimé dès lors que cette activité est commune (chacun la fait) ou partagée (on se montre les messages, les photos, les vidéos). Les règles d’usages du smartphone en compagnie ont évolué.
Le mobile, support du processus d’engagement-distanciation
Cette capacité à faire émerger ou à associer des idées en relation avec la situation présente ou au contraire en complète décorrélation, est un des moyens de transformer les habitudes, par « décollement » de la routine, par distanciation, désengagement relatif. J.-C. Kaufmann (2001) a décrit le processus en jeu dans le temps plus long de la transformation des schèmes d’action, ces activités routinières. La pensée divague, l’individu prend du recul par rapport à l’activité en cours, questionne son déroulement, la remet en cause, expérimente et découvre d’autres manières d’agir. Cette capacité de novation est amplifiée, par la circulation des biens, des hommes, des pratiques et des idées qui permet de découvrir d’autres façons de faire, d’autres modes d’organisation. Ce qui allait de soi devient objet de questionnement.
La part du mobile, dans cette circulation de l’information, est aujourd’hui essentielle. Participant à la transformation de nos automatismes et de nos schèmes, le mobile agit donc, dans le temps plus long des transformations sociétales, sur le processus normatif. « L’expérience des règles, c’est la mise à l’épreuve, dans une situation d’irrégularité, de la fonction régulatrice des règles » écrit Canguilhem (2013). Le mobile bouscule, éprouve, les normes sociales par la diffusion d’informations et la facilitation des échanges.
Mais l’attention est aussi enjeu de pouvoir. De la même façon que nous n’avons pas attendu le mobile pour divaguer, le mobile n’est pas, loin de là, le seul lieu de la prise de contrôle de l’attention. Les régimes d’imagination, façons dont une société distribue entre ses membres les compétences et les activités imaginatives sont directement en lien avec les régimes stabilisés de l’attention : l’enjeu est ancien, entre le régime actif et exploratoire de l’imagination, reconnu à quelques-uns seulement (artistes, entrepreneurs) et le régime guidé et passif d’imagination imposé aux autres (consommateurs) (Stépanoff 2019). Le mobile apparaît ici comme le véhicule des stratégies d’asservissement ou d’autonomisation, selon que nos usages sont entièrement soumis à une attention captive, guidée et passive ou selon qu’à l’inverse, nous gardons la maîtrise relative de nos régimes attentionnels en les accompagnant et les maintenant, malgré la vigilance toujours potentiellement perturbatrice, vers des objectifs émancipateurs.
La variabilité attentionnelle – allant de l’enrichissement de la capacité d’agir au piégeage et à l’aliénation, de la défocalisation volontaire à l’interruption subie, de la concentration à la distraction en passant par la surprise et l’advenance, l’accueil paisible de l’imprévu – relève ainsi d’un principe plus général, multi-échelles, de couplage-découplage à l’activité, d’attachements-détachements, d’engagement-distanciation au moment présent. Le mobile interviendrait alors au cœur même du processus normatif, aux différents niveaux où il se produit, de l’individuel au social, de la vigilance presque physiologique à la mutation de nos habitudes, jusqu’au niveau politique.
La version intégrale de cette communication est disponible sur le site de la revue Techniques & Culture : « Le téléphone mobile, outil et objet de notre vigilance » 2022
1 Lise Gaudaire, Je nage entre deux eaux, vidéo, 2020
2 Le concernement est un concept forgé par G. Truc : il désigne cet état qui fait que l’individu se sent concerné par un événement distant qui le touche non par l’intermédiaire d’êtres proches concernés par ce dernier ou qu’il se soit produit dans un lieu connu de lui, mais par la conscience que des personnes singulières, inconnues de lui mais avec qui il partage une commune humanité, l’ont vécu.
Sources :
Bibliographie
CANGUILHEM, G. (2013) [1963] « Du social au vital », in Le normal et le pathologique. Sous la direction de Canguilhem G. Paris : PUF (« Quadrige »).
KAUFMANN, J.C. (2001). Ego. Pour une sociologie de l’individu. Une autre vision de l’homme et de la construction du sujet. Paris, Nathan (Essais et recherches).
Lachaux, J.-P. (2011) Le Cerveau attentif. Contrôle, maîtrise et lâcher prise. Paris : Editions Odile Jacob.
PIETTE, A. (2009) Anthropologie existentiale, Editions Pétra, coll. « Anthropologiques ».
ROSA, H. 2013 Accélération : une critique sociale du temps. Paris : Editions La Découverte.
SIMMEL, G. (2013). Les grandes villes et la vie de l’esprit. Suivi de Sociologie des sens, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot ».
STEPANOFF, C. 2019 Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination. Paris : Editions La Découverte.
TRUC, G. (2016). Sidérations : une sociologie des attentats, Paris, Puf (« Le lien social »).
En savoir plus :
Deux petits guides sur l’attention
Lachaux, J.-P. (2016). Les petites bulles de l’attention : se concentrer dans un monde de distraction. Paris, Odile Jacob.
Lachaux, J.-P. (2020). La Magie de la concentration : un parcours ludique et initiatique : Apprendre à se concentrer à table, en famille, à l’apéro, entre amis. Paris, Odile Jacob.