- Confiance Sécurité et Transactions
- Digital
- Egalité numérique
- Expériences dans la maison et l’entreprise
- Société numérique soutenable
Un phénomène mondial persistant…
Le cyberharcèlement est une atteinte aux personnes, perpétrée par des moyens et usages numériques. Ce type de comportement en ligne est en croissance constante et en expansion mondiale. Une étude comparative (25 pays participants) conduite par Microsoft [1] en 2019 puis 2020, menée auprès de 12.520 adultes, relève par exemple que 64 % des répondants français, 52% des répondants au Royaume Uni ont déjà été victimes de cyberharcèlement. Une autre étude [2] américaine souligne que 41 % de répondants américains (sur un échantillon de 10 093 adultes) ont déjà été victimes de cyberharcèlement, dont 28 % évoquent des formes graves telles que des menaces physiques et du harcèlement sexuel.
Les chercheurs internationaux sont actuellement confrontés à des difficultés épistémologiques et méthodologiques, et les études ne permettent pas d’offrir une compréhension pluridisciplinaire en matière de cyberharcèlement, rendant sa mesure et l’évaluation de sa prévalence complexes : par exemple, sont souvent citées des difficultés d’accès aux données, des échantillons limités géographiquement ou en raison d’une population spécifiquement ciblée comme les mineurs.
Le cyber harcèlement, ses formes et conséquences demeurent difficiles à définir et conduit vers des effets d’exclusion sociale des usages des outils numériques : catégoriser des pratiques concrètes permet à l’ensemble des parties prenantes d’être en capacité de prévenir et lutter efficacement contre ce fait social.
Le cyberharcèlement devient un fait social, dont la prise en charge est malaisée, ce qui ne facilite pas une coordination efficace entre les acteurs publics et privés. Pour mieux appréhender ce phénomène et éviter le flou définitionnel, un projet [3] de recherche avec l’Université Bordeaux Montaigne et la Gendarmerie nationalea pour objectif de recueillir et analyser des données concrètes, sur les attaques ou les violences en ligne, en matière de cyberharcèlement, pour en catégoriser précisément les pratiques. Et pour ce faire, comment procéder ?
…Aux contours encore flous
Une première étape afin de mieux circonscrire d’un point de vue juridique, social et technique les faits de cyberharcèlement est de rechercher la manière dont les chercheurs ont traité ce fait, tant dans les définitions associées que dans les cas observés.
Une première recherche documentaire par mots clefs a permis de filtrer 14.267 articles, dans des revues académiques internationales, accessibles sur les portails tels qu’Academic Research Ebsco, CAIRN, Open Edition, Scopus Elsevier. Plusieurs terminologies ont été incluses, parmi lesquelles cyber harcèlement, cyber intimidation, cyber agression, agression en ligne, violences en ligne. 311 articles, en français et en anglais, recouvrant tous les continents ont été sélectionnés à comité de lecture.
De cette revue de littérature, il ressort que très peu d’études longitudinales existent. Elles sont souvent liées à des programmes intergouvernementaux sur les écoliers et lycéens. Si la majeure partie des études concerne les personnes mineures, quelques articles sont consacrés aux groupes professionnels comme les journalistes ou influenceurs. Il ressort également que toutes les disciplines (sciences de l’éducation, sociologie, psychologie, etc.) sont représentées.
Plus précisément, beaucoup d’articles font référence à des agressions en ligne dirigées directement vers la victime, à la fois verbales, par exemple sous formes de stratégies discursives (incivilités, injures, menaces sur les forums) ou sociales pouvant conduire à l’exclusion de la victime des groupes en ligne. D’autres évoquent des stratégies pour nuire, comme la création d’un faux profil de la victime, l’usurpation de son identité ou le piratage de son compte personnel.
Il ressort que ces situations de cyberharcèlement génèrent, pour les personnes qui en sont victimes, des modifications des perceptions de l’environnement en ligne, avec notamment un impact négatif sur leurs prises de décisions : certaines sont enclines à réduire, d’autres à supprimer totalement leurs activités et connexions en ligne, en raison de préoccupations concernant leur réputation professionnelle [4], avec une perte de confiance en leur maîtrise des usages sur les réseaux sociaux et les médias traditionnels[5]. De forts impacts sur la santé mentale sont relevés : ce phénomène produit sur les victimes des effets durables hors ligne, à savoir des traumatismes mentaux, du stress émotionnel, une perte de motivation et des recherches de reconversion [6].
De cette revue de littérature, il ressort également une forte tension entre les droits démocratiques qui justifieraient certains mésusages (liberté d’expression, d’égalité d’accès aux réseaux) et ce qui dépendrait de la morale, ce qui est légal et ce qui ne l’est pas. Même si la législation évolue, les textes de loi qui sanctionnent le cyberharcèlement ne sont que très récents, le régime de la preuve rendant compliquées des plaintes qui restent encore à la marge [7].
En synthèse, le cyberharcèlement, dont les formes et conséquences demeurent toujours difficiles à définir [8], amène des effets d’exclusion sociale des usages d’outils numériques (plateformes…) pour les victimes, un affaiblissement du réseau de leurs relations et de la qualité des prises de parole dans l’espace public (autocensure), voire des pertes de revenu, de créativité et de productivité.
Une première réponse qui vise à mieux catégoriser le cyberharcèlement…
Dans le cadre du partenariat entre Orange, l’Université Bordeaux Montaigne et la Gendarmerie nationale, une équipe pluridisciplinaire mobilisant des compétences en sociologie, sciences de la communication et criminologie s’est fixé comme objectif de catégoriser les pratiques existantes de cyberharcèlement et de mettre en place des dispositifs concrets afin d’aider les victimes et acteurs de leur prise en charge. A cet effet ont été initiés en 2020 un questionnaire conduit sur un échantillon de 150 streamers et youtubers, ainsi qu’une trentaine d’entretiens semi-directifs anonymisés auprès de victimes de cyberharcèlement, de grands témoins (domaine e-sportif, web TV, etc.). A ces questionnaires s’ajoutent l’exploitation d’archives judiciaires – un matériau d’analyse inédit et exceptionnel – ainsi que la conduite d’entretiens exploratoires auprès de différents acteurs en lien avec le cyberharcèlement : psychologues, enquêteurs en Gendarmerie, juristes, scientifiques, de personnels de structures d’accueil, d’experts en cybersécurité…
Des premières analyses, il ressort que la dimension plurielle de ces pratiques peut être décrite par une première typologie, consultable sur www.cyberneticproject.eu que la figure suivante met en exergue.
Cette typologie permet de faciliter l’analyse des actes de cyberharcèlement, comme le montre le fil de discussion suivant, qui illustre un type de pratique dont l’une des motivations principales des redistributeurs repose pour l’essentiel sur le sexe. Ce type de discussion s’apparente à du Sexting [9], néologisme anglais formé à partir des mots “sex” (sexe) et “texting” (envoi de messages textuels via SMS) dont les premières occurrences apparaissent dès 2009, y compris en France.
Les travaux de recherche ainsi menés ont permis d’éditer un Livre blanc dont la publication est prévue pour le mois de juin prochain. En s’appuyant sur un dictionnaire ontologique, c’est-à-dire un ensemble structuré de termes, de données spécifiques au cyberharcèlement, il aidera les entreprises et le grand public à mieux comprendre et gérer des situations complexes qui relèvent du cyberharcèlement. Des fiches détaillées permettront de qualifier précisément les pratiques de cyberharcèlement, comme par exemple le revenge porn, l’arnaque aux sentiments, l’usurpation d’identité, les commentaires haineux, etc. Dans la mesure où ces résultats sont le fruit d’un travail de recherche collaboratif, toutes ces ressources seront mises à disposition sur l’application 3018 [10], lancée le 8 février 2022 par Orange.
Cette collaboration a également permis de construire une version prototypée d’un jeu vidéo, développée en Visual Novel (jouabilité orientée aventure graphique, fiction interactive), qui vise à créer une mise en situation réaliste de la victime, en proposant un apprentissage immersif pour encourager le changement des conduites et réduire l’exposition aux menaces en ligne. D’ores et déjà, ce dispositif est téléchargeable sur http://cyberneticproject.eu/index.php.
Conclusion
Mieux définir les pratiques de cyberharcèlement en mobilisant les méthodes et les concepts des sciences sociales participe à construire et, le cas échéant, déployer des dispositifs concrets pour y faire face. L’édition d’un Livre blanc et la conception d’un dispositif vidéo-ludique sont les premiers éléments concrets de cette coopération originale qui a pour ambition d’éclairer les débats sociaux suscités par le cyberharcèlement et de susciter de nouvelles initiatives. En lien avec les enjeux en matière de Santé Mentale et de Responsabilité Sociétale, d’autres supports et analyses sont en cours de développement pour mettre l’ensemble des parties prenantes en capacité de comprendre, reconnaître et diagnostiquer les pratiques en matière de cyberharcèlement, afin de mobiliser les acteurs publics et privés pour y faire face.
Références
[1] Microsoft Digital Civility Index (DCI) 2020:
Etude réalisée par “Telecommunications Research Group pour Microsoft Corporation”, Rapport annuel intitulé “Civilité, sécurité et interaction en ligne” : https://news.microsoft.com/fr-fr/2021/02/09/safer-internet-day-le-civisme-en-ligne-sameliore-de-3-points-dans-le-monde/
[2] Pew Research Center, January 2021, “The State of Online Harassment”: www.pewresearch.org
[3] Projet financé par le Domaine de Recherche Digital Enterprise, piloté par Guillaume Tardiveau, Directeur de programme de Recherche à Orange Innovation
[4] Bossio, D., and A. E. Holton, 2019. “Burning out and Turning off: Journalists’ Disconnection Strategies on Social Media.” Journalism 20. doi:10.1177/1464884919872076.
[5] Chen, G. M., P. Pain, V. Y. Chen, M. Mekelburg, N. Springer, and F. Troger. 2020. “‘You Really Have to Have a Thick Skin’: A Cross-Cultural Perspective on How Online Harassment Influences Female Journalists.” Journalism 21 (7): 877–895.
[6] Ferrier, M., and N. Garud-Patkar, 2018. “TrollBusters: Fighting Online Harassment of Women Journalists.” In Mediating Misogyny, edited by J. Vickery and T. Everbach, 311–332. Cham : Palgrave Macmillan.
[7] En pratique, les services de police ou de gendarmerie ont la capacité de prendre la plainte des victimes, d’instruire le dossier ou à l’appréciation du Procureur de la République de saisir des services spécialisés compétents : Section de recherche, Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication OCLCTIC, Brigade d’enquêtes sur les fraudes aux technologies de l’information BEFTI, Centre de lutte contre les criminalités numériques C3N, création en février 2021 du ‘pôle national de lutte contre la haine en ligne’ dit parquet national numérique ou parquet numérique. Or le recueil des preuves est difficile même si la preuve est libre par recueil des traces, captures écran, expertises… En effet, la preuve est volatile, modifiable, donc plus facilement contestable, pouvant conduire à des nullités procédurales. Le porte-parole du ministère de la justice a fait suivre quelques chiffres : “Entre août 2014 et 2017, seules 18 condamnations ont été prononcées pour l’infraction de harcèlement commis au moyen d’un service de communication au public en ligne ou d’un support numérique ou électronique. Il n’y en avait qu’1 en 2014, 5 en 2015, 7 en 2016 (sur 235 plaintes déposées) puis 5 en 2017 (414 plaintes déposées).” https://www.numerama.com/politique/533735-cyberharcelement-quatre-ans-apres-avoir-porte-plainte-des-victimes-attendent-toujours.html
[8] Joissans S., Bigot J., 2020, “Rapport d’information n° 613 (2019-2020), Cybercriminalité : un défi à relever aux niveaux national et européen”, déposé le 9 juillet 2020, URL : http://www.senat.fr/rap/r19-613/r19-613_mono.html#toc127
[9] Le sexting, coercitif ou non consensuel, relève de l’article 67 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique (dite Loi Lemaire). Elle punit le fait “en l’absence d’accord de la personne pour la diffusion, de porter à la connaissance du public ou d’un tiers tout enregistrement ou tout document portant sur des paroles ou des images présentant un caractère sexuel, obtenu, avec le consentement exprès ou présumé de la personne ou par elle-même”. Le caractère sexuel des contenus est une circonstance aggravante puisque le délit passe dans ce contexte d’un à deux ans de prison, et de 45.000 à 60.000€ d’amende.
[10] Téléchargeable sur tous les smartphones (iOS ou Android), l’application 3018, développée avec le soutien d’Orange et l’accompagnement de Make.org Foundation, l’application 3018 est gérée par l’Association e-Enfance : https://www.service-public.fr/particuliers/actualites/A15501