« Je crois que nous sommes déjà dans le monde virtuel plus que dans le monde réel. C’est juste que notre interface est nulle. »
C’était en août 2015. Le magazine Time titrait en une de son édition mensuelle « Pourquoi la réalité virtuelle est sur le point de changer le monde », avec une photo de Palmer Luckey, 22 ans, le jeune inventeur des casques Oculus Rift auquel Facebook avait fait un pont d’or. Trois ans plus tard, les industriels font plutôt profil bas. Interrogé sur ces effets d’annonce flamboyants, Mark Zuckerberg le reconnaissait récemment : « Je ne pense pas qu’on puisse réduire la trajectoire de la VR de dix à cinq ans. Je pense que cela va prendre dix ans. ».
En soi, rien de surprenant : avant d’être massivement adoptée, toute technologie semble suivre la même « courbe de la hype » théorisée par le cabinet Gartner ‒ un pic d’attention démesuré aux premiers effets d’annonce, qui retombe rapidement en créant un effet de désillusion. La VR et l’AR en sont là, au creux de la vague. Au gré des améliorations et de la maturation de la technologie, leur remontée en popularité auprès du grand public devrait être plus longue et chaotique, mais aussi plus solide.
Frein n° 1 : les appareils encombrants
Dans ce court-métrage d’anticipation imaginé dès 2012, nul besoin de lunettes ou d’un casque futuriste pour évoluer en réalité augmentée : la technologie a été miniaturisée jusqu’à tenir dans une lentille de contact. En 2018, l’enjeu pour les industries de l’AR et de la VR serait plutôt de rendre supportable le port d’objets connectés qui doivent assurer une grande puissance de calcul (90 images par seconde sont nécessaires dans un casque de VR contre 60 pour un jeu vidéo classique) tout en offrant la meilleure autonomie possible. Et le tout, à un prix raisonnable… ce qui reste une gageure en l’état actuel des microprocesseurs et des batteries. Comme le résumait en juin 2017 Frédéric Condolo, directeur de produit de la start-up MindMaze : « Les algorithmes et les procédés sont là, on a besoin que l’électronique grand public arrive à fournir cette puissance. ».
Autre priorité des industriels : réduire le nombre de câbles nécessaires pour accéder à la VR ‒ de préférence via des standards ouverts afin de ne pas ajouter au morcellement du marché. À l’exemple de VirtualLink, un projet soutenu par NVIDIA, Valve, Oculus, AMD et Microsoft, qui entend réduire la connectique des câbles VR à un seul port USB-C.
Frein n° 2 : le nombre de capteurs
La réalité virtuelle, c’est avant tout une histoire de capteurs : plus l’utilisateur en porte et meilleure sera la retranscription de ses mouvements dans le monde virtuel. Là aussi, les innovations vont bon train. Alors que la plupart des casques disponibles sur le marché n’offraient que trois degrés de liberté de mouvement (3DoF pour 3 degrees of freedom) ‒ soit la possibilité de tourner, de hocher et de pencher la tête ‒, la nouvelle génération 6DoF ajoute désormais les déplacements du corps. Il ne reste donc plus qu’à multiplier les capteurs, ce qu’expérimentent des projets comme HoloSuit, une combinaison de capture de mouvements corporels intégrale, sans fil et abordable, dont les 36 capteurs et 9 dispositifs de retour haptique sont disposables sur les jambes, les bras, les mains et même les dix doigts. Le projet a été financé à plus de 120 % sur Kickstarter et les premières livraisons sont prévues pour novembre 2018.
Frein n° 3 : les interfaces
« Je crois que nous sommes déjà dans le monde virtuel plus que dans le monde réel. C’est juste que notre interface est nulle », confiait au Time Mark Bolas, professeur à l’université de Californie du Sud, en désignant son téléphone. Difficile de le contredire : en plissant des yeux sur un écran de smartphone ou en transpirant dans un casque, on n’obtient qu’une immersion limitée. L’appareil occupe une grande place à l’esprit, ce qui impose de diviser notre attention entre deux mondes à la fois : le « réel » et celui ouvert par l’application. Les théoriciens de la réalité étendue (XR), qui regroupe AR et VR, prévoient cependant un décollage de « l’informatique immersive » à mesure que ces interfaces se rapprocheront du corps ‒ voire quand nos corps eux-mêmes deviendront l’interface, à l’exemple de cette lumière infrarouge projetée sur la peau d’un patient afin de voir ses veines.
Frein n° 4 : le coût et la disponibilité dans des appareils grand public
En attendant des interfaces plus souples, le développement de la XR repose aussi sur sa capacité à embrasser les terminaux et les usages actuels du grand public. Quand les casques « premium » coûtent près de 400 € et enferment les early adopters dans un environnement technologique étanche, la décision d’achat est difficile.
À l’inverse, certains industriels ont fait le choix de l’accessibilité ‒ quitte à mettre entre parenthèses une partie du potentiel de la XR. Non sans humour, Google a opposé à Oculus Rift… un simple casque en carton, permettant de placer un smartphone devant nos yeux et bénéficier ainsi de toute la technologie déjà embarquée dans nos mobiles. Le ticket d’entrée de la VR tombe ainsi à 15 €. Une philosophie adoptée également par Orange en Europe avec le casque VR2 associé à l’application Orange VR360 pour les contenus, qui met la VR à la portée de tous. De même, les dispositifs VR et AR ayant connu le plus de succès ne sont pas forcément les plus pointus techniquement, mais ceux ayant su tirer parti des appareils et des usages déjà massifiés ‒ à l’exemple du jeu Pokémon Go sur smartphone ou du PSVR de Sony, dont la résolution est plus faible qu’un smartphone mais qui a su s’appuyer sur le réseau des PlayStation.
Dans un avenir proche, l’exploitation des possibilités des smartphones nouvelle génération se présente donc comme une piste prometteuse. Celle-ci est déjà explorée par quelques pionniers, comme la société Lucid qui développe un logiciel permettant aux smartphones dotés de deux caméras de capturer des images 3D panoramiques en intégrant des informations de profondeur de champ.
Frein n° 5 : les contenus et les usages
Au-delà du matériel, ce sont bien entendu les expériences offertes par la XR qui attiseront l’intérêt du grand public. Avec le morcellement actuel du marché, la production des contenus n’est pas encouragée, car les développeurs doivent transcrire leurs applications dans les langages des différents constructeurs, et le marché séduit donc surtout un public de niche, souvent acquis à une marque ou à un environnement technique.
Pourtant, un enrichissement des contenus en diversité et en qualité est bien en cours. Tirés par des réseaux à haut débit de plus en plus rapides, les usages AR et VR s’ouvrent à des expériences collaboratives réunissant des usagers à distance. De quoi imaginer des jeux immersifs comme Holotennis, l’expérience d’Orange qui a permis à des passionnés de tennis de se téléporter à Roland-Garros en y affrontant un adversaire en live. Et au-delà du jeu, la XR « collaborative » porte son lot de promesses dans le domaine de la formation à distance ou encore des télécommunications, pour réunir des collaborateurs éloignés dans une réunion en réalité virtuelle ou le membre isolé d’une famille autour d’un repas avec les siens, partagé en réalité augmentée.
Frein n° 6 : le cerveau humain
La XR cherche généralement à « berner nos sens », par exemple en offrant à nos corps des stimuli réels dans le cadre de situations virtuelles. L’ultime enjeu pour le développement de ces technologies se trouve donc dans les neurosciences et la recherche sur le corps humain ‒ et dans ces domaines, il reste encore beaucoup de travail. Par exemple, on sait aujourd’hui que le chemin vers l’expérience immersive parfaite n’est pas sans obstacles : comme en robotique, l’adhésion totale du sujet à une simulation ne peut être emportée qu’au-delà d’un niveau de qualité difficile à atteindre, où le domaine du vraisemblable (source de malaise, car il laisse une impression d’étrangeté) disparaît au profit du sentiment d’authenticité pleine et entière. Tout comme l’androïde capable de nous bluffer n’est pas encore inventé, l’immersion VR parfaite devra sans doute encore attendre quelques prouesses de recherche pour que ces technologies sortent de la « vallée de l’étrange » et ne fassent qu’un avec notre cerveau !
Dans tous les domaines, des innovations continuent donc d’améliorer les technologies d’AR et de VR. Mais il faudra encore rester patient. Comme le fait remarquer Mark Zuckerberg (Facebook) : « Les premiers smartphones sont sortis en 2003 et il a fallu dix ans pour arriver à un milliard d’unités. » Et comme le note Adam Rowe dans Tech.co, ils sont devenus « cool » au moment où la technologie paraissait à la fois assez neuve, mais aussi assez mature pour trouver sa place dans les usages collectifs. De la même manière, l’âge d’or de la XR n’attend probablement qu’un momentum où la technologie sera assez neuve et « éprouvée » à la fois, pour que s’opère la bascule vers une adoption massive de tous les nouveaux usages entrevus ces dernières années.