“Dès le moment où on est capable de faire de l’intrication, s’ouvre tout un éventail de nouvelles fonctionnalités, à l’image de la téléportation quantique.”
La distribution quantique de clés (“Quantum Key Distribution”, QKD) sera certainement la première technologie exploitant les potentialités de la physique quantique à sortir du laboratoire. C’est l’ambition à trois ans du projet européen OpenQKD, qui regroupe des centres de recherche et des partenaires industriels de treize pays. Pour l’Europe, OpenQKD est un projet pilote qui ouvre la voie à EuroQCI, European Quantum Communication Infrastructure. D’ici dix à quinze ans, celui-ci a pour vocation de créer un vrai Internet quantique, capable de soutenir une multitude de nouvelles applications, au-delà du chiffrement.
À réseau complexe, applications complexes
La Directrice de recherche Eleni Diamanti, au laboratoire du CNRS/ Sorbonne Université, explique : “Jusqu’à aujourd’hui, nous avons principalement réalisé des expériences de communications quantiques point à point. En matière de sécurité, on observe que le quantique est capable d’améliorer plusieurs protocoles au-delà de la distribution de clés, tels que le tirage à pile ou face ou la transaction de monnaie. Mais si on veut aller au-delà des simples liaisons point à point pour relier des parties éloignées ou pour réaliser des protocoles plus complexes, on a besoin de la mise en place de nœuds sur le réseau, et de la distribution d’états intriqués. Ces états intriqués incarnent la nature particulière de la physique quantique et présentent des corrélations que l’on ne trouve pas dans la physique classique. Dès le moment où on est capable de faire de l’intrication s’ouvre tout un éventail de nouvelles fonctionnalités, à l’image de la téléportation quantique. À partir de là, on peut imaginer des protocoles d’élection électroniques sécurisés, de transmission de messages anonymes, etc. Ce sont les applications que nous visons à démontrer dans les prochaines années.”
Il faut donc distinguer les applications qui impliquent uniquement la création et la mesure d’états quantiques, comme le QKD, et qui peuvent s’appuyer sur un réseau avec des nœuds “classiques”, des applications devant s’appuyer sur un réseau dont les infrastructures sont encore à inventer. Ces infrastructures devront notamment fournir des répéteurs capables d’acheminer les états intriqués, et répondre au défi du stockage des états quantiques, très fragiles et volatils.
Des “services quantiques” dans le cloud
À l’Université de Technologies de Delft, l’institut QuTech travaille à la mise en place, entre quatre villes des Pays-Bas, de ce qui pourrait devenir le tout premier réseau quantique. Il cherche en particulier à développer les couches d’abstraction entourant le réseau physique. Docteure de l’institut de Delft, Victoria Lipinska aborde le sujet du calcul quantique en aveugle (“Blind Quantum Computing”), une application possible de l’Internet quantique : “Parce qu’ils sont massifs et complexes à entretenir, on n’est pas près de voir des ordinateurs quantiques grand public. En revanche, les gros data centers en possèdent déjà. Ce qu’on peut donc imaginer, d’ici dix à vingt ans, c’est que l’industrie usera de ces ordinateurs comme d’un service. Les entreprises utiliseront de petits appareils quantiques, qui enverront les requêtes à un ordinateur distant. Du fait de la nature du protocole lui-même, cet ordinateur ne connaîtra rien des données qui lui seront envoyées, c’est pourquoi on parle de calculs en aveugle.”
Un rapport du cabinet McKinsey estime que les premiers secteurs touchés, et ce dès cette décennie, seront ceux de la finance, de l’énergie et des technologies avancées. Plus tard, les entreprises pharmaceutiques pourraient même tester leurs médicaments, grâce à des ordinateurs quantiques capables de modéliser les molécules les plus complexes.
Un réseau en synergie avec l’Internet classique
Les deux chercheuses s’accordent à dire que l’Internet quantique n’aura pas vocation à remplacer l’Internet classique. Il faut plutôt le voir comme une couche complémentaire, utilisée pour des tâches spécifiques. La mise au point d’un véritable réseau quantique nécessite encore la résolution de plusieurs problèmes, à commencer par le transport des photons. Si la fibre optique est un transporteur efficace, elle entraîne immanquablement une atténuation de la lumière. Pour s’affranchir de cette limite, le satellite est un bon candidat, mais il pose un défi de performance et d’infrastructure. Comme la plupart des puissances engagées dans la course au quantique, l’Europe plaide aujourd’hui pour un réseau quantique global, combinant voies terrestres et spatiales.
Du laboratoire au marché, un grand pas
Les acteurs impliqués dans la recherche incluent des instituts universitaires et des agences spatiales, des acteurs industriels et télécom. En France, le CNRS travaille avec des entreprises telles que Thales, Airbus, Nokia ou Orange. Pour Eleni Diamanti, “il y a de plus en plus d’interdisciplinarité, et c’est une bonne chose : pour construire l’Internet quantique, nous avons besoin d’informaticiens et de physiciens, mais aussi d’électroniciens et d’ingénieurs réseau”. Ces ponts entre monde académique et industriel préfigurent aussi l’étape naturelle qui doit venir après les recherches fondamentales et expérimentales : déterminer des cas d’usage. C’est la mission de Victoria Lipinska qui, après quatre ans à l’Université de Delft, a rejoint KPN, entreprise néerlandaise de télécommunications : “Ce n’est pas anodin. Il faut prendre une technologie entièrement nouvelle et parvenir à la mettre dans un service qui puisse être proposé à des clients. Mais avec une sécurité inégalée, l’Internet quantique est plein de promesses.”
Impossible aujourd’hui de déterminer quelles seront toutes les applications de l’Internet quantique. Victoria comme Eleni espèrent pouvoir en attendre la même chose que de l’Internet que nous connaissons aujourd’hui : qui aurait imaginé, au moment où deux ordinateurs du réseau Arpanet communiquaient pour la première fois entre eux que, cinquante ans plus tard, les réunions se feraient en vidéoconférence, les échanges sur les réseaux sociaux, le cinéma en streaming, la chirurgie à distance, etc. ?